Travail
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· Auteurs du texte et responsables de la
thématique : Hans Harms et Hugues Puel
· Date de rédaction : septembre 2000
· Responsable de la thématique : Hans Harms
Préambule |
Les changements des systèmes productifs
en Europe ont entraîné de nombreux changements sociaux.
Face à des marchés ouverts, les organisations du
travail se sont transformées. Cela a modifié en
profondeur le contenu du travail, les relations de travail, les
formes d'emploi, l'organisation du temps, l'utilisation des compétences,
le droit du travail et d'une façon générale
les relations des entreprises avec leurs salariés. Cela
a créé également de nombreuses crises et
malaises sociaux, comme on peut le constater avec le nombre important
des chômeurs et le maintien, voire l'aggravation, des phénomènes
de pauvreté.
Pour répondre à une telle situation,
les gouvernements des pays européens n'ont pas été
inertes et ont lancé toute une série de programmes
de formation, d'insertion, d'adaptation et ont introduit de nombreuses
modifications législatives et réglementaires. Les
entreprises ont fait elles aussi appel à leurs grandes
capacités d'adaptation pour faire évoluer leurs
investissements, leurs organisations, leurs rapports au marché
et à leur environnement physique et social. Des compromis
ont été trouvés sans que cela ne résolve
la question du chômage, ni ne réduise sensiblement
les phénomènes d'exclusion et de marginalisation
sociale, non plus que le sentiment de malaise et de crise éprouvé
par de nombreux citoyens européens.
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1. Constats |
Il est difficile de parler des questions de travail
tant elles sont au cur de nos sociétés. En effet
le travail est d'abord un moyen de production. C'est une activité
de transformation de notre environnement physique et de nos organisations
collectives. Mais sous la forme de l'emploi, forme qu'il a prise
dans nos sociétés salariées, le travail est
aussi une source, et même la source principale des revenus.
On sait en effet que, dans les pays européens, entre les
deux tiers et les trois quarts du revenu national procède
d'une répartition liée aux activités laborieuses
(salariées ou indépendantes). Le travail est enfin
le moyen essentiel de s'insérer dans nos sociétés,
dont on a dit à juste titre que c'étaient des sociétés
du travail, puisque le chômage y apparaît non seulement
comme une perte de revenus, mais plus dramatiquement encore comme
une exclusion de la participation à la société
qui porte atteinte à l'estime de soi de celui qui en est
la victime et menace la constitution et la cohérence de son
identité personnelle.
Le débat est rendu difficile par un manque
de clarté sur les concepts, sur les diagnostics et sur
les perspectives.
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Concepts |
Sur les concepts pèse l'assimilation abusive
entre activité, travail et emploi.
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· Activité
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"Actio sequitur esse", disaient les Anciens.
L'homme est un être vivant et, de ce fait, il agit. Cette
action est immanente à son être spirituel et rationnel,
c'est son activité de pensée, de réflexion
et de contemplation. Cette action peut être aussi transitive.
Elle se traduit alors par une transformation du milieu extérieur
à l'homme. On parlera de travail, en tant qu'activité
humaine de transformation de la nature définie comme l'environnement
physique et biologique de l'homme ou de transformation de la société.
Il faut donc commencer par distinguer, à l'intérieur
de l'activité au sens philosophique, entre l'activité
immanente qui est l'agir spécifique de l'homme ou la praxis
et l'agir instrumental qui est la technè, activité
de transformation incluant le recours à des moyens tels que
les techniques corporelles comme les tours de main ou/et les techniques
instrumentales, comme les machines.
Défini ainsi comme activité générale
du vivant, le terme est équivoque par rapport à
la signification qui lui est conférée dans le monde
économique. Est actif au sens économique du terme,
celui qui participe à la production sociale échangeable.
Le salarié qui touche la rémunération de
son emploi sera considéré comme actif, de même
que le travailleur indépendant qui vend ses services sur
le marché. Le critère est ici celui de la comptabilité
nationale. Ne sont considérés comme actifs, appartenant
à la population dite active que ceux dont l'activité
s'inscrit dans le circuit des échanges monétarisés.
Les autres seront dits inactifs, non qu'ils soient inactifs au
sens philosophique et humain du terme, car leur activité
de soins du ménage, d'éducation des enfants, de
travail scolaire, de création artistique, de relations
diverses, revêtent souvent une utilité sociale majeure,
mais leur activité n'étant pas inscrite dans la
sphère des échanges marchands échappe à
l'activité au sens économique du terme. C'est évidemment
un biais considérable qui rend difficile l'estimation des
valeurs d'usage produites et la compréhension des problèmes
du travail et de l'emploi.
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· Travail
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Quant au terme travail, on peut entendre des choses fort diverses
à son sujet, certaines étant de l'ordre de l'agir
communicationnel et d'autres du pur agir instrumental. On peut
parler de travail pour désigner soit l'activité
la plus rebutante, la plus pénible et la plus servile (le
travail de l'esclave) soit l'activité la plus créatrice,
la plus agréable ou la plus enrichissante, de l'artiste,
du responsable politique, ou du chef d'entreprise.
La confusion des débats sur les questions
de travail s'éclaire quelque peu, lorsqu'on constate que
se trouve étroitement mêlée à l'activité
de transformation, l'activité de pensée, et à
l'activité technique, l'activité sociale d'organisation.
Un tel entremêlement peut être débrouillé
à l'aide de quelques références philosophiques.
Hannah Arendt souligne un phénomène
très fort : "Le fait que toutes les langues européennes
anciennes et modernes, possèdent deux étymologies
séparées pour désigner ce que nous considérons
aujourd'hui comme une seule et même activité".
Nous avons ainsi : ponein et ergazestai, laborare et facere, to
labor et to work, arbeiten et wirken. C'est l'opposition du travail
et de l'oeuvre. D'une part le travail sous son aspect de peine,
de fatigue, de privation de liberté ; de l'autre côté
le travail comme accomplissement de soi, expression de sa capacité
créative et comme fruit de sa libre activité. Citons
les définitions proposées par Arendt elle-même
: "Le travail est l'activité qui correspond au processus
biologique du corps humain, dont la croissance spontanée,
le métabolisme et éventuellement la corruption,
sont liés aux productions élémentaires dont
le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du
travail est la vie même." Nous retrouvons ici le sens
philosophique de l'activité. "L'oeuvre est l'activité
qui correspond à la non-naturalité de l'existence
humaine, qui n'est pas incrustée dans l'espace et dont
la mortalité n'est pas compensée par l'éternel
retour cyclique de l'espèce. L'oeuvre fournit un monde
artificiel d'objets, nettement différent de tout milieu
naturel. C'est à l'intérieur de ses frontières
que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde
lui-même est destiné à leur survivre et à
les transcender toutes. La condition humaine de l'oeuvre est l'appartenance-au-monde".
Il s'agit ici du travail en tant qu'oeuvre créatrice de
transformation de la nature. "L'action, la seule activité
qui mette directement en rapport les hommes, sans l'intermédiaire
des objets et de la matière, correspond à la condition
humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes,
et non pas l'homme, qui vivent sur terre et habitent le monde"
. Ici Arendt vise non seulement l'agir relationnel de l'homme
mais aussi son activité de pensée et de parole.
Derrière ces distinctions, il y a Aristote
qui opposait la praxis et la technè, dont Jürgen Habermas
souligne l'importance mais y voit l'origine de toute une série
d'oppositions qui ne vont pas sans difficultés : "l'action
s'oppose au travail, comme la parole à l'outil, la pratique
à la technique, la liberté à la nécessité,
le public au privé, le politique à l'économique,
la concertation à la manipulation, la puissance à
la violence, l'autorité à la répression"
. Sans doute le débat sur ce forum électronique
fera-t-il apparaître que plusieurs de ces oppositions sont
trop tranchées.
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· Emploi
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L'emploi, quant à lui, se réfère
à la forme que prend le travail dans les sociétés
économiques du salariat. Quant on parle de la fin du travail,
on parle le plus souvent de la fin de cette forme particulière
de travail qu'est le salariat dans le contexte de la société
industrielle. On peut imaginer en effet d'autres formes d'organisation
sociale.
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2. Diagnostics |
Les diagnostics que l'on peut apporter à
cette situation sont dépendants de notre information. La
situation du marché du travail est souvent évaluée
à partir de quelques indicateurs globaux, comme un taux de
chômage qui ne donne qu'une vision très approximative
et fort abstraite de la réalité. Une critique peut
être faite aux nombreux indicateurs que l'on peut trouver
dans les annuaires statistiques. Ils donnent une vision à
un instant T, même si sont fournies des comparaisons dans
le temps. Cela reste de la statique comparative. C'est de l'ordre
de la synchronie. Les indicateurs de taux de pauvreté ou
de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, outre
leurs effets de stigmatisation, peuvent également biaiser
les représentations. Il faudrait une approche diachronique
qui permettrait de voir les évolutions dans le temps. La
prise en compte des espoirs et des perspectives d'amélioration
est essentielle. Des statistiques d'emplois précaires peuvent
donner une image catastrophique de la situation des jeunes sur le
marché du travail, ce qu'elle est sans doute, mais autrement.
Une analyse fine des carrières, des itinérances, des
parcours montre certes difficultés et souffrances endurées
par les jeunes pour accéder à la société
salariée, mais met aussi en évidence des réseaux
de sociabilité, des participations à la petite production
urbaine, le sens trouvé dans ces activités à
travers l'acquisition de compétences transférables,
le sentiment de créer quelque chose et la construction progressive
d'identités.
Dans le domaine du travail, tout le monde a son
mot à dire et se sent légitimement compétent.
Ce n'est pas faux, mais doit aussi se développer la vive
conscience de la faiblesse de toute démarche généralisant
à la situation d'un pays ou d'un continent des perceptions
très fragmentaires et très subjectives. Ici se pratique
avec allégresse le sophisme de composition.
Entre les généralisations abusives
et le statisme des indicateurs, sachons que nos connaissances
sont fragiles et très partielles.
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3. Perspectives |
Il n'y a pas de raison qu'un groupe de discussion
sur l'avenir du travail puisse arriver à un consensus sur
le sujet. Les utopies sont plurielles et irréductibles,
car elles sont liées à des visions différentes
de la liberté. Autre est la vision d'une liberté
qui se conquiert au-delà du royaume des contraintes : nous
sommes alors dans la revendication du droit à la paresse
et dans l'utopie de la fin du travail. Autre est la vision d'une
liberté humaine conquise au cur des contraintes et
des contingences de l'existence humaine et nous poursuivons alors
l'utopie d'une humanisation du travail. Sans explication là-dessus,
les oppositions seront stériles.
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Comment entrer dans le débat
?
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Nos sociétés sont basées sur le travail.
Non seulement il permet d'obtenir les revenus nécessaires
pour un mode de vie digne comprenant l'habitat, l'alimentation,
etc. mais il garantit également l'accès à
la sécurité sociale (santé, chômage,
vieillesse), et détermine, enfin, le statut social et l'identité
des personnes.
Cette situation mène à une dépendance
unilatérale de la société sur un seul mécanisme
de résolution des problèmes de base qui est liée
à la place assignée au travail et aux revenus. Il
en résulte ces problèmes sociaux que sont le chômage
et la dépendance aux prestations sociales, qu'en principe
on prétendait résoudre à travers ce système
économique basé sur l'argent et le travail rémunéré.
Mais à partir d'un certain moment, le développement
du travail rémunéré et l'intégration
de tous les travailleurs dans l'économie par le marché
du travail deviennent contreproductifs puisqu'ils entraînent
avec eux l'annihilation totale de besoins indépendants
du marché, ce qui augmente alors le nombre de personnes
nécessitant un emploi pour survivre.
Cette expansion du travail rétribué dépendant
ne contribuera pas à réduire le besoin de prestations,
mais bien au contraire à l'augmenter, puisqu'elle produit
un affaiblissement du mode de vie sociale et des systèmes
de sécurité hors marché. En d'autres mots,
l'accroissement, l'expansion du travail rémunéré
et une plus grande quantité d'argent ne constituent pas
une solution à nos problèmes, bien au contraire
: la fixation unilatérale de l'argent comme moyen de satisfaction
des exigences et des besoins est une des principales causes de
nos problèmes sociaux actuels, tels que le chômage
et la dépendance aux prestations sociales.
Il ne s'agit pas de parler de la fin du travail
(Rifkin) ou d'une société sans travail. Le travail
demeurera à l'avenir un référent important
dans la vie des personnes. La question qui se pose cependant est
de savoir si lier toute l'organisation sociale à ce seul
mécanisme ne signifie pas le surestimer. Si la réponse
à cette question est affirmative, il sera nécessaire
de chercher des alternatives ou du moins des mécanismes
complémentaires. La présentation et l'évaluation
de ces options seront un aspect du débat important à
organiser.
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· Une première
entrée peut se faire par des catégories de population.
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Les personnes âgées (25% de la population
des anciens l?nder allemands a plus de 65 ans) ont passé
leur vie dans une société où l'on considère
le travail comme emploi salarié stable et comme la colonne
vertébrale de toute existence : la valeur de chaque personne
se mesure selon la profession exercée. Pour de nombreuses
personnes, le fait de cesser de jouir d'un emploi rémunéré
est constitutif d'une crise, car ils se sentent inutiles. Il leur
manque le contact quotidien avec les collègues et de plus
ils ne savent quoi faire de leur temps libre. En résumé,
la retraite représente pour eux une décadence sociale,
à la limite de l'insignifiance. Une autre vision des âges
de la vie et du menu de la vie est à promouvoir à
travers la diversification des activités et la remise en
cause de nombreuses représentations convenues et de stéréotypes
sociaux.
Les femmes ont des revendications d'égalité
dans le mariage, dans la vie professionnelle et civique qui contestent
les pratiques masculines dominantes dans ces différents
domaines. C'est toute une vision des rapports de la famille d'un
côté et du monde du travail de l'autre qui est à
revoir. Marché du travail et monde familial devraient se
rapprocher et des passerelles seraient à lancer. Les carrières
devraient prendre en compte les aspirations conjugales et parentales
des couples et ne pas les soumettre, comme cela se passe trop
souvent aujourd'hui. Il faudrait faire preuve de beaucoup d'imagination
dans les modifications à apporter aux dispositifs législatifs,
institutions et pratiques.
Les jeunes sont souvent victimes de l'exclusion
et leur entrée dans la vie et la société
est devenue de plus en plus difficile. L'analyse a été
faite bien des fois, mais cela touche au dispositif relativement
rigide de nos sociétés qu'est l'institution scolaire,
ce qui soulève de nombreuses questions. Que faire des jeunes
inadaptés à l'institution scolaire classique ? Les
entreprises n'en veulent pas, les institutions spécialisées
tendent à les marginaliser, la prison ne remplit pas sa
fonction de rééducation. Comment répondre
à l'inadéquation entre les aspirations d'une partie
de la jeunesse et le monde professionnel ? Comment assumer la
contradiction entre la relative permissivité de nombreuses
familles et la discipline des institutions de formation et de
production ? La société marchande influence les
jeunes qui sont particulièrement sensibles aux séductions
de la consommation, alors que le monde de la production et du
service continue à faire appel à la maîtrise
et à l'ascèse.
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· Une deuxième
entrée
peut se faire par la
réforme de l'entreprise.
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Le contexte de l'entreprise a été
affecté depuis vingt ans par le poids du chômage de
masse, l'internationalisation des échanges commerciaux et
des marchés financiers et le développement des nouvelles
technologies de l'information. De nouveaux modes de production et
de nouvelles organisations du travail se sont mises en place dans
les entreprises. Cela affecte le travail et l'emploi avec l'individualisation
des carrières et la précarisation des emplois. Cela
entraîne des évolutions du droit et du contenu des
conventions collectives.
Les entreprises tendent à devenir des
organisations ouvertes flexibles, mouvantes, sous l'effet des
exigences de la compétitivité. Ceci est porteur
de risques de marginalisation sociale pour certains, mais aussi
d'opportunités, notamment pour des jeunes qui dans l'expérience
de la précarité ont développé des
capacités d'adaptation dont ne disposait pas la génération
précédente. Un immense travail de redéfinition
des pouvoirs et des responsabilités est à entreprendre
dans ce contexte de transformation profonde des organisations.
Le contexte de juin 2001, date de la rencontre
continentale européenne, sera sans doute caractérisé
par la croissance économique, une baisse du chômage
en Europe et un accroissement du nombre des emplois, mais ceux-ci
ne seront pas les mêmes dans leur contenu, leur localisation
et leur rémunération que ceux des vingt années
précédentes. Il faudra donc s'interroger sur un
modèle de l'emploi qui serait ouvert aux diverses dimensions
du travail (production-répartition-insertion) ainsi qu'à
la créativité qui est caractéristique d'une
activité humaine digne de ce nom. Savoir ce qui se cherche
et ce qui se fait dans les différents pays européens
serait à cet égard une contribution intéressante
et une source d'inspiration pour élaborer des propositions
de changement.
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