Prenant le contre-pied d'un certain
nombre de discours triomphalistes qui sont actuellement tenus par
les gouvernements, les instances européennes elles-mêmes,
et une partie des commentateurs politiques (en se fondant sur la
progression de l'intégration administrative, économique,
militaire, etc.), on se propose de défendre ici l'idée
" pessimiste " que l'Europe se trouve actuellement dans
une situation d'impossibilité, qui appelle une prise de conscience,
des propositions, des initiatives.
Ce diagnostic ne repose pas sur l'idée que les structures
politiques supra-nationales ou " post-nationales " seraient
comme telles impossibles ou indésirables : au contraire,
il part de l'idée que leur nécessité devenue
incontournable se heurte à des blocages intérieurs
et extérieurs qui n'ont toujours pas été surmontés,
et qui font même l'objet d'une persistante dénégation.
Les effets de la Guerre des Balkans (parmi lesquels on comptera
l'établissement d'un protectorat euro-américain sur
une série de pays de la zone balkanique, le pourrissement
de la situation politique en Serbie, l'encouragement donné
au terrorisme d'Etat russe, etc.) constituent l'un des révélateurs
de cette situation, mais elle a des racines plus anciennes et plus
profondes.
La construction de l'Europe comme entité politique nouvelle
suppose l'invention d'une forme d'Etat pluraliste qui dépasse
l'antithèse de la " souveraineté nationale "
devenue largement fictive et d'un " hégémonisme
continental " sans base populaire. Une telle forme d'Etat,
à son tour, ne verra le jour (et ne sera même imaginée)
que si elle correspond, par rapport aux " constitutions "
des Etats nationaux actuels, à une progression de la citoyenneté
démocratique, et non à une régression ou à
un détournement d'objet. C'est pourquoi il est tout à
fait irréaliste de se représenter la construction
politique européenne selon le schéma " vertical
" qui prévaut actuellement. Il doit être clair
que la construction étatique n'est possible que par la constitution
d'un " peuple européen " qui lui serve de référent,
à la fois en termes de légitimité et en termes
de puissance politique réelle. Faute de quoi on n'a affaire
qu'à un étatisme ou bureaucratisme superposé
aux coalitions d'intérêts nationaux, qui suscite autant
de manifestations de rejet qu'il étend de contrôles
sur la société.
Pourquoi n'y a-t-il pas de " peuple européen "
en construction, sauf sous la forme de germes limités dans
quelques initiatives culturelles, intellectuelles ou dans la convergence
fragile des mouvements associatifs ? Pourquoi peut-on avoir le sentiment
que, paradoxalement, ce processus de formation d'une " sphère
publique " à la mesure des enjeux de la politique mondialisée
a, non pas progressé, mais régressé en une
dizaine d'années ? Non pas parce que des " identités
nationales " traditionnelles, comme telles indépassables,
y opposeraient un obstacle absolu, car cette contradiction bien
réelle fait partie des données du problème,
et ne doit pas être considérée comme figée
; mais pour des raisons spécifiquement politiques, dont on
retiendra quelques-unes, en essayant de montrer leur effet cumulatif
ou leur surdétermination :
1) parce que le modèle
de citoyenneté tendanciellement développé
au cours du XXe siècle (sinon stabilisé partout),
celui d'une " citoyenneté sociale ", a été
institué dans le cadre du renforcement de la souveraineté
nationale exclusive et de l'équation " citoyenneté
= nationalité ", et qu'aucune citoyenneté sociale
européenne, correspondant à l'extension des droits
sociaux et des possibilités d'intervention du mouvement
social dans la régulation de l'économie n'est pour
l'instant en vue ;
2) parce que l'effondrement du système socialiste de type
soviétique à l'Est de l'Europe n'a correspondu à
aucun projet d'unification des parties historiques du continent,
et de coopération entre elles dans la perspective d'un
développement commun, mais à l'imposition d'une
hiérarchie de clientèles, dont le bord extrême
et la conséquence sont constitués par des phénomènes
de semi-colonisation et de " containment " ;
3) parce que le " peuple européen " et la citoyenneté
correspondante, dans les limites mêmes de l'Union actuellement
existante, ne sont pas conçus comme une reconnaissance
des droits et contributions de toutes les communautés historiquement
présentes sur le sol européen, mais comme un isolement
post-colonial des populations "autochtones " et des
populations " allogènes ", ce qui par contrecoup
expose la communauté au développement de crispations
identitaires de toute sorte, selon le modèle de renforcement
des nationalisme et communautarismes favorisé par la mondialisation
(y compris les communautarismes " laïques ", "
républicains ", etc.).
La conjonction de ces différents
facteurs explique le pessimisme relatif de nos conclusions. Elle
signifie en tout cas que ce ne sont pas des discours pieux sur la
" conscience civique " qui peuvent permettre de relancer
le processus démocratique à l'échelle de l'Europe.
En revanche elle désigne des chantiers de la citoyenneté
qui sont autant de domaines de réflexion collective et de
lutte. C'est le sens de l'internationalisme aujourd'hui de leur
conférer le maximum de clarté et d'intensité,
de façon à rouvrir les possibilités de l'histoire
et de la politique.