Anglais Espagnol Rencontre Europe Rencontre Monde Arabe Rencontre Asiatique Rencontre Américaine Assamblea Múndial Alianza Rencontre Africaine Accueil Objectifs Thématiques Contacts 21 juin 2001 Calendrier
Gouvernance > Bibliothèque > Document

Etienne Balibar : L'Europe : une " impossible " citoyenneté ?

Département de Philosophie, Université de Paris-X
A l'occasion de la 5e université d'automne
de la Ligue des droits de l'homme, le 21 novembre 1999

Prenant le contre-pied d'un certain nombre de discours triomphalistes qui sont actuellement tenus par les gouvernements, les instances européennes elles-mêmes, et une partie des commentateurs politiques (en se fondant sur la progression de l'intégration administrative, économique, militaire, etc.), on se propose de défendre ici l'idée " pessimiste " que l'Europe se trouve actuellement dans une situation d'impossibilité, qui appelle une prise de conscience, des propositions, des initiatives.
Ce diagnostic ne repose pas sur l'idée que les structures politiques supra-nationales ou " post-nationales " seraient comme telles impossibles ou indésirables : au contraire, il part de l'idée que leur nécessité devenue incontournable se heurte à des blocages intérieurs et extérieurs qui n'ont toujours pas été surmontés, et qui font même l'objet d'une persistante dénégation.
Les effets de la Guerre des Balkans (parmi lesquels on comptera l'établissement d'un protectorat euro-américain sur une série de pays de la zone balkanique, le pourrissement de la situation politique en Serbie, l'encouragement donné au terrorisme d'Etat russe, etc.) constituent l'un des révélateurs de cette situation, mais elle a des racines plus anciennes et plus profondes.
La construction de l'Europe comme entité politique nouvelle suppose l'invention d'une forme d'Etat pluraliste qui dépasse l'antithèse de la " souveraineté nationale " devenue largement fictive et d'un " hégémonisme continental " sans base populaire. Une telle forme d'Etat, à son tour, ne verra le jour (et ne sera même imaginée) que si elle correspond, par rapport aux " constitutions " des Etats nationaux actuels, à une progression de la citoyenneté démocratique, et non à une régression ou à un détournement d'objet. C'est pourquoi il est tout à fait irréaliste de se représenter la construction politique européenne selon le schéma " vertical " qui prévaut actuellement. Il doit être clair que la construction étatique n'est possible que par la constitution d'un " peuple européen " qui lui serve de référent, à la fois en termes de légitimité et en termes de puissance politique réelle. Faute de quoi on n'a affaire qu'à un étatisme ou bureaucratisme superposé aux coalitions d'intérêts nationaux, qui suscite autant de manifestations de rejet qu'il étend de contrôles sur la société.
Pourquoi n'y a-t-il pas de " peuple européen " en construction, sauf sous la forme de germes limités dans quelques initiatives culturelles, intellectuelles ou dans la convergence fragile des mouvements associatifs ? Pourquoi peut-on avoir le sentiment que, paradoxalement, ce processus de formation d'une " sphère publique " à la mesure des enjeux de la politique mondialisée a, non pas progressé, mais régressé en une dizaine d'années ? Non pas parce que des " identités nationales " traditionnelles, comme telles indépassables, y opposeraient un obstacle absolu, car cette contradiction bien réelle fait partie des données du problème, et ne doit pas être considérée comme figée ; mais pour des raisons spécifiquement politiques, dont on retiendra quelques-unes, en essayant de montrer leur effet cumulatif ou leur surdétermination :

1) parce que le modèle de citoyenneté tendanciellement développé au cours du XXe siècle (sinon stabilisé partout), celui d'une " citoyenneté sociale ", a été institué dans le cadre du renforcement de la souveraineté nationale exclusive et de l'équation " citoyenneté = nationalité ", et qu'aucune citoyenneté sociale européenne, correspondant à l'extension des droits sociaux et des possibilités d'intervention du mouvement social dans la régulation de l'économie n'est pour l'instant en vue ;
2) parce que l'effondrement du système socialiste de type soviétique à l'Est de l'Europe n'a correspondu à aucun projet d'unification des parties historiques du continent, et de coopération entre elles dans la perspective d'un développement commun, mais à l'imposition d'une hiérarchie de clientèles, dont le bord extrême et la conséquence sont constitués par des phénomènes de semi-colonisation et de " containment " ;
3) parce que le " peuple européen " et la citoyenneté correspondante, dans les limites mêmes de l'Union actuellement existante, ne sont pas conçus comme une reconnaissance des droits et contributions de toutes les communautés historiquement présentes sur le sol européen, mais comme un isolement post-colonial des populations "autochtones " et des populations " allogènes ", ce qui par contrecoup expose la communauté au développement de crispations identitaires de toute sorte, selon le modèle de renforcement des nationalisme et communautarismes favorisé par la mondialisation (y compris les communautarismes " laïques ", " républicains ", etc.).

La conjonction de ces différents facteurs explique le pessimisme relatif de nos conclusions. Elle signifie en tout cas que ce ne sont pas des discours pieux sur la " conscience civique " qui peuvent permettre de relancer le processus démocratique à l'échelle de l'Europe. En revanche elle désigne des chantiers de la citoyenneté qui sont autant de domaines de réflexion collective et de lutte. C'est le sens de l'internationalisme aujourd'hui de leur conférer le maximum de clarté et d'intensité, de façon à rouvrir les possibilités de l'histoire et de la politique.

Mis à jour le