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Pierre Calame : La construction de l'Europe. Quelques leçons pour l'avenir
(mai 1996)

Introduction  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Nous devons apprendre à gérer au 21ème siècle une planète profondément interdépendante et infiniment diverse, marquée depuis plus d'un siècle par la prééminence des Etats-Nations dans la gestion des sociétés et des affaires du monde.

Les Nations Unies telles qu'elles sont organisées actuellement sont le reflet de cette prééminence. Mais, précisément pour cette raison, elles sont en crise. La réunion en Assemblée Générale d'Etats, aussi nombreux et aussi hétérogènes qu'ils le sont à l'heure actuelle, ne peut guère déboucher sur une gestion efficace des affaires du monde, sauf à admettre que cette hétérogénéité et ce nombre conduisent à une gestion de fait par le ou les quelques Etats les plus puissants. De quelque façon que l'on retourne le problème, on ne voit pas d'alternative, si l'on souhaite une gestion un tant soit peu démocratique du monde de demain, à la constitution de groupements régionaux forts, en nombre relativement réduit (moins d'une dizaine) capables à la fois de gérer leurs propres problèmes et de dialoguer avec les autres pour la gestion des affaires communes de l'humanité.

Différentes tentatives de regroupement régional sont à l'oeuvre en cette fin de 20ème siècle (Union Européenne, ALENA, Cône Sur, ASEAN, etc.)et l'histoire abonde en précédents de peuples ou communautés indépendantes s'associant de façon volontaire et plus ou moins étroitement pour gérer leurs affaires communes, depuis la toute petite échelle de la Suisse jusqu'à l'échelle plus vaste des Etats-Unis. Au cours des dernières décennies, c'est néanmoins l'expérience de la construction européenne qui constitue le fait politique le plus singulier et le plus marquant. Au moment même où , au sein de l'Europe, le scepticisme domine quant à la capacité de constituer une véritable Europe politique, l'exemple européen est perçu à l'étranger parfois comme une menace - du fait du poids économique et des tentations protectionnistes de l'Europe - mais plus souvent encore comme une référence, voire comme un modèle.

L'ambition du projet, les conditions dans lesquelles l'Europe s'est forgée fascinent les étrangers plus encore que les Européens eux-mêmes. Et il est vrai, quand on songe aux deux guerres mondiales de ce siècle, déclenchées par les rivalités européennes et à peine finies en 1945, et au fait que dès 1946 un petit groupe de femmes et d'hommes furent à l'oeuvre, qui aboutirent à une communauté d'intérêts où français et allemands sont passés du statut d'ennemis héréditaires à celui de pivot du nouvel ensemble européen, on est tenté de parler de miracle. Un miracle et une ambition. A un moment de notre histoire où le sentiment d'impuissance domine et fait naître un manque de confiance de l'avenir, le sentiment que les constructions humaines et notamment les constructions politiques sont précaires et artificielles, il est important de réaliser qu'à un moment très dur de l'histoire du monde, à la sortie de son conflit le plus sanglant, une poignée de gens a eu conscience qu'il fallait faire quelque chose et que cela pouvait réussir. Ils l'on fait et ils ont profondément transformé le destin de l'Europe. voilà qui est propre à aider la nouvelle génération à espérer.
L'histoire de l'Europe ces cinquante dernières années montre qu'il n'est pas utopique d'essayer de gérer des interdépendances. Que l'on a pu, certes au prix de grosses difficultés, trouver des institutions et des méthodes pour y parvenir. Des pays, hier encore ennemis, ont montré qu'ils pouvaient dépasser les blessures de guerre et surmonter la méfiance mutuelle. Au sein de ces pays, des poignées d'individus ont su établir le lien entre le rêve apparemment fou de renouveler en profondeur les relations internationales et le pragmatisme des premiers pas à accomplir dans cette direction. L'Europe a su associer en son sein des pays à niveaux de vie extrêmement différents sans que cela crée des catastrophes. Elle a refusé de s'en remettre aux seules règles du marché, elle a créé des mécanismes de solidarité finalement acceptés même par les partisans d'un pur libéralisme. Elle a démontré qu'il était possible, à une échelle plus vaste que celle de l'Etat-Nation, de créer ces mécanismes de solidarité sans détruire la dynamique du marché. Ce faisant, elle a montré que la solidarité permettait de sauvegarder et de développer une civilisation qui a recherché un équilibre entre la liberté des individus et le bien commun. Et c'est cet équilibre qui se cherche aussi dans d'autres régions du monde.
Le processus de la construction européenne est-il transposable tel quel à d'autres régions du monde ? Il serait certes présomptueux de l'affirmer. D'abord parce que ce sont des circonstances historiques particulières qui en ont permis l'émergence, ensuite parce que de longs apprentissages ont été nécessaires pour parvenir aux résultats actuels, même s'ils demeurent très imparfaits. Un faisceau de circonstances particulières : la souffrance née de la guerre, la nécessité économique de s'unir, la chance, des personnalités exceptionnelles comme Jean Monnet, l'appui des Américains au projet européen, la peur de l'Union Soviétique. Tout cela à l'évidence n'existe pas sous la même forme, sous d'autres cieux et à d'autres époques. Pourtant, bien des aspects de la construction européenne sont riches de leçons pour le propre avenir de l'Europe, pour redonner confiance et ambition à ses enfants et pour les autres régions du monde. Ce sont ces quelques leçons que cherche à dégager le présent texte. Il comporte quatre chapitres :

· les conditions : quels étaient les obstacles et les atouts au départ de la construction de l'Europe, comment les obstacles se sont-ils trouvés momentanément affaiblis et les atouts momentanément exaltés ;
· le processus : comment se sont construites progressivement les institutions européennes au carrefour de l'idéalisme et du pragmatisme ;
· l'art de la mise en oeuvre : comment, autour des personnages de Jean Monnet et de Robert Schuman, les premiers pas ont pu être esquissés et comment, l'élan initial étant retombé, le processus a pu néanmoins se poursuivre ;
· quelques enseignements pour d'autres régions du monde.

Le présent texte est tiré d'une rencontre mémorable, brève et dense, qui a eu lieu le 5 Mars 1996 à la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l'Homme (FPH). Elle a réuni six acteurs majeurs des débuts de la construction européenne (Michael Palliser - Grande Bretagne -, Wienrich Behr - Allemagne -, Max Kohnstamml - Pays Bas -, Georges Berthoin, Emile No‰l et Jean Ripert - France). Ces personnalités qui n'avaient pas eu depuis quarante ans l'occasion de se revoir pour échanger tranquillement leurs souvenirs, avaient été réunies autour de Stéphane Hessel dans le cadre du processus de l'Alliance pour un monde responsable et solidaire. Maurice Cosandey et Pierre Calame de la FPH assistaient à la rencontre.

Les conditions
Les conditions


Cette histoire commence au lendemain même de la deuxième guerre mondiale. Les pays européens se sont mutuellement combattus et détruits. Dans le camp des vaincus, l'Allemagne est ravagée. Dans le camp des vainqueurs, la France a été déconsidérée par son effondrement face à l'Allemagne, l'Angleterre est sauve mais épuisée. Les Etats Unis ont trouvé dans la guerre la relance économique qui tardait depuis la crise de 1929 et un immense crédit moral. L'Union Soviétique jouit de son côté de l'immense prestige de l'Armée Rouge dont les sacrifices et le courage ont permis la victoire. Tout est à reconstruire, mais sur quelles bases ? Les Etats Nations ? Un ensemble européen avec ou sans les Anglais ? Une intégration à l'Union Soviétique au sein d'une révolution en marche ou d'un humanisme socialiste ? L'idée d'une Europe unie, qui n'a cessé de hanter les esprits depuis l'Empire Romain, se heurte à de puissants obstacles, bénéficie au moins provisoirement de grands atouts mais tout dépend aussi de son image dans l'esprit du public et des forces sociales et politiques auxquelles, dans l'esprit public, cette Europe unie est associée.
Nous allons voir comment les obstacles ont été surmontés, les atouts valorisés et comment l'Europe est devenue aux yeux d'une majorité de personnes une chose désirable.

A. Surmonter les obstacles

L'obstacle de la souveraineté
et des identités nationales


C'est au sein de l'Europe, en particulier dans le prolongement de la révolution française, que l'idée de Nation a trouvé toute sa force. La souveraineté nationale y était un dogme. L'histoire et la politique avaient systématiquement mis l'accent sur l'identité nationale par opposition aussi bien aux identités locales qu'à une identité européenne. Le nationalisme avait été pendant plus d'un siècle la force et la malédiction de l'Europe. C'est le nationalisme qui venait de la conduire au seuil de l'autodestruction. La chance de la construction européenne a été que, entre 1945 et 1950, la souveraineté des pays européens était considérablement amoindrie. L'Allemagne, défaite, était encore sous tutelle. La France, la Belgique, les Pays Bas étaient théoriquement des Etats souverains mais ils étaient en réalité en situation d'Etat dépendant. Il était donc plus facile de faire admettre à des Etats conscients de leur insuffisance, de leur incapacité d'agir par eux seuls, que l'Union, sous une forme à définir, valait la peine d'être tentée. Citons Emile No‰l : "si l'on avait essayé la même chose vingt ans plus tard, à froid, on n'aurait jamais obtenu de l'Allemagne, de la France, des Pays Bas ce qui a pu être obtenu en 1950 en leur demandant des concessions de souveraineté qui, à cette époque leur apparaissaient minimes". Dans la mise en place d'une gestion commune du charbon et de l'acier, qui était à maints égards une gestion commune des richesses de la Ruhr, l'Allemagne se retrouvait à égalité avec ses partenaires. Et Michael Palliser fait observer que l'échec, quelques années plus tard, de la Communauté Européenne de Défense a résulté du fait que cette initiative venait à la fois trop t"t entre la France et l'Allemagne et trop tard parce que les souverainetés s'étaient de nouveau consolidées. Il est significatif à cet égard que l'Angleterre, qui a poussé à la construction de l'Europe, se soit dès le départ perçue comme extérieure à elle. Etant dans le camp des vainqueurs, sa souveraineté ne se sentait pas amoindrie. Comme le note Michael Palliser : "l'opinion anglaise ne suivait pas les idées de Churchill favorables à l'Europe. C'était de notre part une espèce de fierté, nous avions gagné la guerre et nous n'avions pas besoin de tout cela". Et Georges Berthoin note : "la Grande Bretagne n'a pas participé à la Communauté européenne charbon acier car le gouvernement travailliste de l'époque venait de nationaliser le charbon et ne voulait pas partager avec une autorité européenne les pouvoirs qu'il venait de gagner à l'échelle nationale".

Des modes d'organisation de la
vie politique et des formes
de négociation difficilement compatibles avec une
gestion commune


Les pays européens étaient habitués à gérer les relations entre eux par la diplomatie classique. Le pouvoir était exercé par les institutions nationales. Dans la négociation, chaque partie formulait ses intérêts et négociait avec les autres des compromis. Il fallait impérativement introduire une rupture par rapport à ces pratiques. Ou plus précisément deux ruptures, l'une, temporaire, où Jean Monnet a joué un rôle décisif, amenant chacun "à se réunir du même côté de la table avec le problème au milieu de la table", une autre, plus durable avec la mise en place d'institutions consacrant la dualité des rôles de la commission européenne d'un côté, représentant organiquement les "intérêts de l'Europe" et les représentations nationales de l'autre, avec le Conseil des Ministres. Nous reviendrons plus longuement sur ces deux ruptures.

Surmonter la méfiance mutuelle


En 1945, note Max Kohnstamml, le drame était encore tout récent. "Est que pour un Néerlandais l'Europe avait une réalité humaine ? Les Italiens n'étaient pas pris au sérieux. Les Belges étaient toujours très loin de nous. Vis-à-vis des Allemands, il y avait la haine et vis-à-vis des Français aucune confiance". Comment alors franchir le pas ? Certes, note Stéphane Hessel, il y avait aussi entre les Européens une curiosité mutuelle. "Nous avons vécu ensemble pendant des siècles en nous connaissant et en nous aimant plus ou moins, alors que dans d'autres régions du monde, les cloisons sont encore très étanches". Mais ce qui a permis de surmonter la méfiance c'est la volonté de dépasser le passé. "Aussi longtemps que le passé domine le futur, note Max Kohnstamml, il n'y a rien à faire. Je me rappelle notre première conversation avec Wienrich Berh (Wienrich Berh était un des représentants de l'Allemagne et il était peu de mois auparavant encore à l'Etat Major de Van Paulus, le Maréchal qui a capitulé devant les Russes à Stalingrad). Tu es entré dans mon bureau et tu m'as dit que tu étais officier de carrière. J'ai répondu que ce n'était pas mon affaire, que nous n'étions pas ici pour le passé mais pour l'avenir. Plus tard, nous avons discuté ensemble sur le passé et c'est un élément indispensable à un moment donné. Mais il y a des moments d'action qui doivent être orientés dans l'avenir".

B Tirer parti des atouts


Trois atouts ont été valorisés au moment de la naissance de l'Europe : le "plus jamais ça" après les horreurs de la guerre, l'interdépendance entre les différents pays européens et la pression extérieure.

 

1. Plus jamais ça


Le premier facteur de la construction européenne de l'avis de tous c'est la souffrance, l'horreur de la guerre qui vient de se terminer. L'Europe est d'abord fille de la souffrance et de la nécessité. Michael Palliser : "ce miracle de l'Europe découlait de deux guerres tout à fait désastreuses. Une des raisons pour lesquelles certains Anglais de ma génération sont devenus fortement européens, c'est la situation épouvantable que nous avons constatée, en Allemagne surtout mais aussi partout sur le continent, en 1944-1945". Et Wienrich Behr ajoute?: "En Allemagne, il y avait la conviction que l'Europe était la condition essentielle pour préserver la paix. C'était un enjeu, garantir la paix. Ma génération est la génération qui a connu deux guerres. Après l'expérience de deux guerres on était convaincu qu'on allait préparer maintenant une paix durable". Faire la paix justifiait que l'on renonçât à des intérêts nationaux : "intérêt commun voulait dire que certains avantages nationaux devaient être abandonnés pour trouver un dénominateur commun. En ce temps là, l'intérêt commun c'était l'accès non discriminatoire de tous à la richesse de l'Allemagne, de la Ruhr, au charbon et à l'acier". Dès avant la deuxième guerre mondiale, l'économiste Keynes avait déjà expliqué ce qui allait venir si on ne prenait pas des mesures. Mais à cette époque la souffrance n'était pas suffisante pour susciter une réaction.

2. L'interdépendance
entre les pays européens


Dès avant la guerre, les échanges économiques entre les pays européens étaient considérables et créaient une interdépendance de fait. Comme le note Max Kohnstamml : "avant même d'arriver aux négociations du plan Schumann en 1950, la chose était relativement simple : il était clair qu'on ne pourrait pas reconstruire l'économie des Pays Bas en laissant l'Allemagne dans une situation désastreuse. Mais, en même temps, quel sens y avait -il de permettre à l'Allemagne de renaître si c'était pour que la Ruhr puisse de nouveau reconstruire des bombes pour, de nouveau, détruire Rotterdam ! Comment pouvions nous briser ce cercle vicieux ? Il fallait au moins qu'on se sente dans ce cercle vicieux. Déjà au sein d'un petit groupe, entre 1949 et 1950, nous nous étions posés cette question et nous avions conclu qu'économiquement les Pays Bas avaient besoin d'un marché large et d'une Allemagne forte au plan économique. Quoi faire et comment le faire ?" Or, note Emile Noël, les échanges commerciaux internationaux actuels sont des échanges Nord Sud beaucoup plus que des échanges intra-régionaux. Le commerce de la plupart des pays africains se fait essentiellement avec l'Occident et très peu avec les pays de la région. Au Maghreb, les échanges entre la Tunisie, le Maroc et l'Algérie n'excèdent pas 10 % de leur commerce total, le reste se fait avec les pays du Nord. C'est même vrai entre les pays d'Asie. De ce fait, quand on cherche à provoquer un regroupement régional, c'est plus la question de voisinage que la question d'intérêt économique qui prédomine.

3. Menaces soviétiques et encouragements américains


La construction de l'Europe a également eu au départ une motivation défensive face à la montée du stalinisme. C'était une menace et, de ce fait, pour l'Europe, l'Union Soviétique a constitué un élément fédérateur important. Comme le note Michael Palliser : "on oublie maintenant la force des partis communistes en France, en Italie, en Allemagne à cette époque. Le sentiment était partagé que peut être l'URSS réussirait à avoir une main mise sur l'Europe. Cette menace a été un élément fédérateur qui a poussé les Européens à faire ce qu'ils ont fait". Traditionnellement, la politique étrangère de la Grande Bretagne avait été de diviser les Européens, de jouer avec l'un plutôt qu'avec l'autre pour ne pas laisser surgir une grande puissance européenne. La raison du revirement de la Grande Bretagne, qui a vivement poussé la construction européenne après la guerre, c'est l'existence de l'Union Soviétique. Beaucoup d'Européens dans les années d'immédiate après-guerre, rêvaient encore d'une évolution possible de l'URSS qui avait été la grande alliée pendant la guerre. Beaucoup redoutaient que la construction de l'Europe ne coupe l'URSS d'une évolution possible vers une révolution plus humaniste. Mais, l'attitude de Staline après la guerre, son durcissement, son refus du plan Marshall, sa politique de conquête du monde ont transformé ce sentiment pro-soviétique en un sentiment de menace face auquel il fallait s'unir. Les Américains de leur côté ont encouragé à la construction européenne. Ils ont fait de cette construction une des conditions du plan Marshall. Mais, comme le note Max Kohnstamml, "l'argent était important mais ce n'était pas l'essentiel. Ce qui était essentiel c'est que ce sont les Américains qui ont dit : "si vous ne voulez pas travailler ensemble vous n'aurez pas d'argent". Là aussi ce fut une chance énorme pour nous : une Amérique riche et généreuse".

C .Donner une image positive de l'Europe dans l'opinion publique


Au delà des intérêts économiques ou stratégiques, l'Europe était-elle désirable pour l'opinion publique européenne ? Quelle image s'était forgée dans les esprits ? Le résultat n'était pas acquis d'avance. "L'une des chances, note Georges Berthoin, c'est que Churchill a pris une position publique favorable à la construction européenne dès 1946. Il a dit qu'il souhaitait une sorte d'Etats-Unis d'Europe. C'était très important parce que c'est Hitler qui pendant la guerre avait mis en avant l'idée européenne, avait développé le thème de la croisade de l'Europe contre le Bolchevisme. Le fait que ce soit Churchill qui ait proposé à nouveau en 1946 le thème de l'intégration européenne et la collaboration franco allemande a dédouané l'idée de l'Europe dans l'esprit d'un grand nombre de gens. Ce fut d'autant plus facile que beaucoup de mouvements fédéralistes européens sont nés dans les camps de prisonniers, dans les camps de déportation". Ainsi, à une idée européenne associée au nazisme, en était née une autre associée à la résistance au nazisme. Il s'agissait dans l'esprit de Churchill de l'Europe continentale et l'Angleterre n'était pas appelée à en faire partie. Ce n'est pas le moindre paradoxe de l'histoire de voir un dirigeant anglais inciter à la construction de l'Europe tout en en excluant son pays. Il en est résulté un malentendu durable. Restait une autre difficulté de nature politique. En Grande-Bretagne, le patronage de Churchill entraînait une réaction négative du Labour Part et des milieux travaillistes. Par ailleurs, l'Europe de Churchill et le parti conservateur était fondé sur la coopération entre Etats. Sur le continent, une approche de nature fédérale était largement répandue dans les milieux démocrates-chrétiens et, dans une moindre mesure, dans les milieux socialistes (avec toutefois l'exigence d'une participation britannique). Du fait de ces contradictions, le mouvement vers l'unification européenne était menacé d'essoufflement, voire d'enlisement, à la fin des années 40. Come nous le verrons, l'initiative Monnet-Schuman devait lui donner un second souffle.

 

Le processus
 

Ce qui caractérise le mieux peut être la construction européenne, comme toute grande aventure humaine, c'est le mélange intime d'idéalisme et de pragmatisme, de rêve et de sens du concret, d'association du désirable et du possible. L'idée de construction européenne n'est pas née un beau jour de l'imagination fertile de quelques personnes bien intentionnées. C'était un vieux rêve, réactivé par les drames de la guerre et porté par de larges secteurs de la populations.
A. L'implication de la société civile


En mai 1948, un grand "Congrès de l'Europe" s'est réuni à La Haye, à l'initiative des organisations ("unionistes" britanniques, à la suite de Churchill et "fédéralistes" continentaux). Le Congrès de l'Europe n'a pas été une simple conférence politique. Aux cotés d'un grand nombre de parlementaires et d'hommes politiques de toutes tendances - sauf les communistes - il y avait une large représentation de la société civile, syndicalistes, employeurs, agriculteurs, intellectuels. La conférence de la Haye n'est donc pas une conférence politique. C'est plutôt ce que l'on appellerait maintenant une Assemblée de la société civile ou, pour parler dans les termes de l'Alliance pour un monde responsable et solidaire, une sorte d'Etats Généraux de l'Europe. Denis de Rougemont, philosophe et écrivain suisse, y a, par exemple, joué un grand rôle et la dimension de culture européenne y a été dégagée. Le congrès de la Haye a été le terreau dans lequel les premiers actes concrets de construction de l'Europe ont pu croître.

B. Perspectives lointaines et premiers pas


La construction européenne s'est faite pas à pas, de façon très pragmatique et progressive, mais il ne s'agit pas d'une ambition modeste qui progressivement se découvrirait d'autres horizons. Si l'économie a été le moyen de ces premiers pas de la construction, dans l'esprit de ses créateurs la perspective a toujours été avant tout politique. Jean Monnet, en pleine débâcle de 1940, avait proposé à Winston Churchill, qui en avait repris publiquement l'idée, une fusion politique de l'Angleterre et de la France ! Winston Churchill dans son discours de 1946 parle d'Etats-Unis d'Europe. Mais les créateurs voyaient encore plus loin. Comme le rappelle Max Kohnstamml : "la Communauté Européenne n'était pas pour Jean Monnet un but en soi. Pour lui, l'enjeu était de changer de fond en comble les relations internationales. Il s'agissait de créer entre Etats la forme de démocratie que nous avons à l'intérieur, c'est-à-dire un droit commun qui contraint et qui libère en même temps. En l'absence de droit, c'est la jungle". Cette nécessité est plus évidente que jamais aujourd'hui. La construction européenne a été une étape dans ce sens. Mais dans cette fin de 20ème siècle, avec la mondialisation du commerce, la nécessité de créer les règles du jeu démocratique des relations mondiales est plus pressante que jamais. Georges Berthoin, qui a été longtemps président européen de la Trilatérale constate que les PDG des grandes entreprises multinationales sont eux-mêmes favorables à de telles règles du jeu. L'économie, au sein de l'Europe, a été le moyen de construire progressivement le lien politique à partir d'une interdépendance voulue et assumée. Cela n'a jamais été un but en soi.

C. Au delà du marché, la communauté


Le but des créateurs de l'Europe était, on l'a dit politique : il s'agissait de créer une communauté d'intérêts et de cultures et non simplement un grand marché. La constitution d'un marché commun était une première étape en direction d'un véritable gouvernement européen dont le Parlement Européen et la Cour de Justice constituent déjà des éléments. Il ne fait pas de doute, comme le remarque Michael Palisser, qu'au cours des dernières décennies l'Europe a avancé beaucoup plus vite au plan de l'intégration économique qu'à tous les autres plans. Mais, en 1950 et en 1960, dans un contexte où les droits de douane étaient élevés et où de nombreux obstacles tarifaires étaient opposés aux échanges commerciaux, créer une union douanière de la communauté et un espace économique commun était en soi un acte politique majeur. La création d'un marché commun était un acte politique. Le problème aujourd'hui se trouve en grande partie modifié. L'Europe voit son rythme de construction largement dépendant des fluctuations économiques. Comme le fait observer Michael Palisser, "dans l'histoire de la communauté il y a eu des hauts et des bas qui correspondent aux hauts et aux bas de l'économie de la communauté. A la fin de 1972, une réunion des chefs de gouvernement européens à Paris fixait à 1980 l'Union économique et monétaire. Cette date a été oubliée à cause de la crise du pétrole. Les années 1970 ont été des années de turbulences économiques. Les pressions économiques deviennent des pressions politiques. La dépression actuelle de l'idée européenne vient du ch"mage, du manque de croissance dans nos économies". Mais surtout, peut-on véritablement entreprendre aujourd'hui la construction d'ensembles régionaux à partir d'une intégration économique ou d'une zone de libre échange ? Le marché mondial est d'un tel poids que c'est devenu beaucoup plus difficile. Comme le note Max Kohnstamml : "La globalisation de l'économie a rendu plus difficile de sortir d'approches purement économiques. Au moment du début de la construction européenne, nous étions tous de l'opinion qu'un grand marché intérieur était absolument indispensable. On ne pensait pas à un marché ouvert sur le monde. Aujourd'hui au contraire, beaucoup de gens diront : nous avons le marché mondial, pourquoi faire quelque chose de spécial ?" Et Stéphane Hessel fait de son côté observer que : "le marché est maintenant mondial et il devient difficile à l'intérieur d'un marché mondial, sauf à utiliser très fortement la souveraineté étatique, d'avoir des marchés régionaux protégés". Dans ce nouveau contexte, la construction d'ensembles régionaux passe d'abord par la prise de conscience que, contrairement à des utopies néolibérales, le marché, devenu une véritable fin en soi, n'est pas capable d'assurer à lui seul les régulations sociales et écologiques de la planète et qu'il est impératif de créer à l'échelle mondiale des régulations politiques dans lesquelles les régions du monde soient de véritables communautés, la légitimité de marchés régionaux protégés venant précisément de la nécessité de créer de telles communautés.

Une nouvelle forme de gouvernance


Les pères fondateurs de l'Europe étaient très conscients du caractère précaire des volontés politiques et des fluctuations de l'opinion publique. Le drame de la guerre, la crise provisoire des souverainetés nationales avaient entrouvert des portes. Il fallait éviter qu'elles ne se referment aussitôt et, en quelque sorte, bloquer l'ouverture en y glissant le pied. Ce pied, ce furent les mécanismes institutionnels. Les pères fondateurs, Jean Monnet en tête, savaient toute l'importance des dispositifs institutionnels pour garantir la durée. La création de la Haute Autorité pour la Communauté Européenne Charbon Acier (CECA) puis celle de la Commission Européenne introduisirent dans la construction européenne des effets d'irréversibilité sans lesquels, à coup s-r, l'Europe ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Très vite, après la guerre, le sentiment fort de la souveraineté est revenu. Toute la tradition politique européenne reposait sur des négociations d'Etat à Etat. Il était indispensable que des instances soient créées qui puissent parler de l'intérêt commun de l'Europe face aux responsables politiques nationaux et éventuellement contre eux. C'est de façon parfaitement consciente que l'on a créé des instances "technocratiques", faites de gens sans mandat politique et parlant au nom de l'Europe, face à des instances politiques qui étaient par essence nationales "le défi de l'Europe, dit Georges Berthoin, était d'établir un lien dynamique entre les intérêts communs et les identités, les souverainetés nationales. Car il est dangereux et vain de vouloir nier le fait national. Mais comment faire pour prendre conscience des intérêts communs, pour proposer des solutions communes et pour que les souverainetés nationales soient associées à la démarche et se sentent à l'aise dans l'application des politiques communes ? L'expérience institutionnelle de la communauté a créé véritablement une nouvelle théorie du pouvoir. Dans la pratique normale du pouvoir, en effet, il y a des techniciens, des experts qui disent ce qui est désirable et il y a les politiques qui disent ce qui est possible. C'est le Ministre qui a la légitimité démocratique et qui assume la responsabilité des décisions. Dans la Commission Européenne, on a dédoublé les fonctions de décision et de proposition et elles ont été placées sur un pied d'égalité. La Commission Européenne n'est pas une commission de fonctionnaires mais une instance de proposition politiquement responsable. Elle a une légitimité propre, devenue de plus en plus clairement démocratique puisque les différents commissaires qui la composent doivent maintenant être acceptés par le Parlement Européen. En face de la Commission et au même niveau qu'elle se trouvent les représentants des souverainetés nationales, incarnées par le Conseil des Ministres. Et c'est le dialogue entre ces deux instances, dialogue entre égaux, qui permet de réunir au lieu d'opposer les deux éléments - intérêt commun et souveraineté - essentiels pour une gestion régionale et peut être demain pour une gestion mondiale".
Le dispositif essentiel, le coup de génie des créateurs de l'Europe a été d'investir la Commission Européenne du monopole de proposition. C'est par rapport à ces propositions que les représentations nationales doivent se prononcer. L'Europe ne serait pas ce qu'elle est s'il avait appartenu à des représentations nationales d'élaborer elles-mêmes des propositions.

Un long apprentissage
par la gestion de
problèmes concrets


Le fonctionnement actuel de la Commission Européenne n'est pas venu d'un coup. Pour qu'il y ait apprentissage d'une communauté d'intérêts, il faut commencer par gérer ensemble des problèmes communs. Ce fut la gestion du charbon et de l'acier. Pour Jean Monnet, cette idée même venait de très loin puisque tout jeune, au moment de la première guerre mondiale, il avait exercé des responsabilités dans la gestion commune par les Anglais et les Français en guerre contre l'Allemagne des approvisionnements et des transports. Jean Monnet, à la fois visionnaire et pragmatique, avait un sens aigu de l'économie. Pour chaque acte, il fallait analyser soigneusement l'équilibre entre les avantages et les inconvénients, entre les gains et les pertes. Choisir pour point d'entrée dans la construction européenne un domaine où il y avait une véritable demande de changement, où clairement les gains concrets l'emportaient sur les pertes, voilà quel fut le point de départ de l'aventure.
F. Les moteurs de la construction européenne ont varié avec le temps
Comme le fait observer Emile Noël "au moment de la négociation du Traité de Rome, certains des moteurs du début de la construction européenne avaient déjà faibli. En 1956-1957 souligne t-il, la menace soviétique par exemple était considérée comme moins sérieuse qu'elle ne l'était en 1950. L'Organisation Atlantique était montée en puissance et les défis soviétiques paraissaient surmontables. Les enjeux de mise en place d'un marché commun, de construction commune de l'énergie nucléaire pacifique avaient pris le relais sur l'enjeu de protection contre la menace soviétique. Par exemple, pour le gouvernement français de l'époque, l'ouverture européenne était le moyen de préparer l'économie française à une politique plus ouverte, plus libérale, rendant possibles des étapes et des précautions indispensables à cette ouverture pour une économie encore passablement fragile".

Les conditions préalables
à l'édifice européen


Tout le pays, toutes les régions du monde peuvent-elles s'inspirer du dispositif institutionnel créé par la Communauté Européenne ? Selon Emile Noël, ce n'est pas sûr : "la démocratie, l'état de droit, une bonne administration étaient les conditions essentielles pour faire marcher un système aussi complexe que celui des Communautés. Nous avons élargi par la suite la Communauté à des pays où ces trois préalables n'étaient pas également réunis. C'était le cas avec la Grèce où l'administration était déficiente, le Portugal où l'administration était faible. Quelques enquêtes de la Commission montrent à quel point le système est fragile dès qu'il y a dérèglement de ces trois éléments préalables. Les tentatives qui ont été faites dans diverses régions, en Amérique Centrale, dans le groupe Andin, au Maghreb, pour bâtir des structures plus ou moins inspirées du système européen, ont jusqu'à présent plutôt conduit à des échecs, précisément parce que ces conditions de base n'étaient pas remplies : les régimes n'étaient pas démocratiques, l'administration était déficiente et l'état de droit largement contesté".

 

L'art de la mise en oeuvre
 


Il y avait donc à la fin des années 40 beaucoup de facteurs favorables à la construction de l'Europe mais elle aurait pu rester à l'état de belle idée sans le génie de quelques hommes, à commencer par Jean Monnet, sans leur capacité à rassembler et à proposer à chaque instant des solutions concrètes aux problèmes posés. Car, comme le souligne Jean Ripert qui a occupé le fauteuil de Jean Monnet aussi bien au Commissariat français au plan qu'aux Nations Unies, "on n'a pas de crédibilité quand on propose de faire des choses mais que l'on indique pas comment on va le faire ; quand par exemple, on constate dans les discours un accord des organisations gouvernementales et non gouvernementales pour changer les modèles de consommation et les structures de production sans que rien ne se passe réellement. Il faut des actions concrètes pour donner de la crédibilité au message. Lors des débuts de la construction européenne, ce qui a donné la crédibilité aux positions françaises, c'est que les Français étaient prêts à faire des abandons de souveraineté dans les domaines alors d'importance cruciale des charbons et de l'acier. Les gouvernements français n'ont pas toujours, dans la suite des choses, accepté de payer d'un prix fort la crédibilité de certaines de leurs initiatives dans l'ordre politique ou militaire". Cet art de la mise en oeuvre a été incarné au plus haut point par Jean Monnet.

A. La fonction de catalyse


Jean Monnet, en commençant les négociations du plan Schuman, n'était pas en position de force. Il n'était pas investi par l'ensemble des gouvernements. Il devait convaincre. Georges Berthoin souligne : "Jean Monnet n'a jamais utilisé une position de force. Il a permis aux gens de prendre conscience du fait que l'intérêt commun faisait partie dans une certaine mesure de l'intérêt national". Dialoguer, convaincre, trouver les alliés, voilà l'essentiel. Au moment de la création de la Communauté Européenne Charbon Acier, les industriels de l'acier étaient loin d'être acquis à l'idée. Jean Ripert note : "ils avaient dans la négociation leur cartel et leurs experts. Certains avaient une vision politique, et beaucoup se sont laissés convaincre par Jean Monnet. Parmi les industriels, il y a des gens de toutes sortes, il faut les trouver. Un des génies de Jean Monnet c'était cette capacité de détecter très vite, sans se tromper, beaucoup d'alliés potentiels". Mais c'est certainement la négociation du plan Schuman qui est restée légendaire. Max Kohnstamml raconte : "le succès du plan Schuman est venu à un moment très précis pour moi. Nous avons commencé à discuter avec un groupe relativement restreint autour de la table. Après cinq minutes de discussion, les gens du groupe ont commencé à se disputer entre eux. Cela a duré quelques jours. Le chef de la délégation des Pays Bas, Spierenburg, en devenait presque malade et disait : "comment puis je défendre l'intérêt de mon pays si ces imbéciles ne savent même pas quel est l'intérêt de leur pays !" car tout d'un coup, il n'y avait plus sur la table d'intérêt national défendu par certains et d'intérêt national défendu par d'autres. C'est là où le complot a commencé à exister. Il faut, disait Jean Monnet, se mettre autour d'une table avec le problème au milieu. Du moment où vous négociez l'un et l'autre chacun d'un côté de la table, ça ne va pas". Et Jean Ripert complète : "je n'étais pas présent comme vous au premier jour de la négociation, mais j'ai rejoint très tôt le petit groupe de négociateurs français. J'ai donc entendu maintes fois Jean Monnet s'exprimer sur ce thème. Les faits ont démontré la pertinence de cette approche. Il est vrai à l'inverse, j'ai pu le vérifier à l'ONU, que les choses se compliquent lorsqu'il y a de trop nombreux négociateurs autour de la table.

B. L'art de saisir des opportunités


Max Kohnstamml raconte : "Monnet se promenait dans son jardin avec un journaliste américain. Ils revenaient de leur petite marche. L'Américain a dit : "Monsieur Monnet, vous êtes très superstitieux. Vous n'avez parlé que de la chance". Et Monnet répondit : "oui parce que quand on n'a pas de chance on ne peut rien faire. Mais pour avoir de la chance, il faut travailler durement pour saisir la chance au moment où elle passe".

 

C. Un complot pour une juste cause


La construction européenne est-elle née d'un complot ? Non bien s-r si l'on entend par complot un petit nombre de personnes réunies en secret pour faire triompher leurs intérêts contre les intérêts des autres. La construction européenne, on l'a dit et répété, était un objectif public, proclamé et largement partagé. Mais au niveau de la mise en oeuvre, il ne fait pas de doute que c'est grâce à l'action d'un petit nombre de personnes résolues, ayant des alliés dans les différents pays et au sein des différentes administrations, que l'idée généreuse a commencé à se concrétiser. Comme le note Wienrich Behr, ceux qui étaient ensemble à Luxembourg, à la Haute Autorité, étaient des militants de la cause commune. Mais, dit-il, "je me heurtais à ceux qui étaient convaincus que la richesse de cette pauvre Allemagne devait restée à l'Allemagne. Un de ceux qui devint ensuite un grand Européen me dit en ce temps là : vous êtes tous des Quiesling (du nom du chancelier autrichien qui a ouvert l'Autriche à Hitler). Les gens qui étaient à Luxembourg devaient faire ensemble ce que dictaient les intérêts communs. Ils avaient des contacts avec les personnes qui dans les administrations nationales étaient de notre avis pour faire des choses communes contre l'intérêt national". "Avez-vous l'impression, demande Stéphane Hessel, d'avoir participé je dirais presque à un complot ? D'avoir essayé de faire pénétrer des idées en sachant que ce serait difficile, qu'il ne fallait pas trop vite dire ce que l'on voulait ?" "Oui, répond Max Kohnstamml, c'était un complot". Ce dispositif du monopole de proposition à la Commission Européenne, est-ce que ça a été une idée ingénieuse qui est passée en douce parce que personne n'y faisait très attention ou est-ce que ça a été une proposition clairement définie ? Je suis intéressé de savoir comment une idée juste, une idée féconde peut passer le cap des inerties et des stupidités", demande Stéphane Hessel, et Max Kohnstamml répond : "Il y a eu complot dans la construction de l'Europe dans la mesure où on n'a pas crié sur tous les toits que ce monopole de la Commission était un élément absolument essentiel. On a obtenu ce monopole sans que tout le monde soit vraiment conscient de ce que l'on faisait. Une fois obtenu, on a dit pourquoi c'était essentiel et on l'a défendu. Malgré toutes les faiblesses dont on s'aperçoit aujourd'hui, il n'y a aucune attaque sur ce point précis du monopole de la Commission dans la Communauté. Même du côté anglais, on n'essaie plus de détruire ce monopole".
Ainsi c'est en créant des dispositifs institutionnels assurés de la durée et qui avaient leur logique de développement propre que l'Europe a commencé à se développer.

D. L'effet de génération


Jean Monnet, au moment des négociations du plan Schuman, était déjà un homme m-r, d'une soixantaine d'années. Mais la plupart de ceux qui l'entouraient étaient très jeunes. Cela fait penser à ce qu'il s'est passé dans l'agriculture française après la guerre : le pouvoir est passé directement des grands pères aux petits-fils sans passer par les pères. Peut-être ce saut d'une génération est-il partout et toujours la condition d'une projection audacieuse dans l'avenir ?

 

Quelles leçons pour l'avenir et pour les autres ?
 

Les leçons de la construction européenne transparaissent des chapitres précédents. Ils mettent en lumière la spécificité de l'Europe et invitent chaque région du monde à trouver son propre chemin à partir de ces spécificités. Mais on peut néanmoins pour conclure dégager quatre grandes questions qui peuvent servir sinon de guide du moins de point de repère pour d'autres histoires et pour la suite même de l'aventure en Europe :

* la conscience d'une crise qui impose de bouger ;
* la nécessité d'une vision portée par la société civile et par les jeunes générations ;
* la recherche des besoins et des moteurs concrets ;
* la mise en place d'institutions garantissant la construction dans la durée et l'équilibre entre interdépendance et diversité.

A. La conscience de la crise


La souffrance et le désastre de la guerre ont été a t-on dit le premier moteur de la construction européenne. Faut-il attendre partout des drames de cette ampleur pour commencer à voir la raison triompher ? On peut espérer que non. La crise est déjà là. Dans beaucoup de pays, notamment du Sud, la notion de souveraineté nationale est de plus en plus vide sens et les populations le sentent bien. Cette crise de la souveraineté se double d'une crise de la légitimité politique. Bien souvent, les élites politiques sont déconsidérées. Face aux grandes forces du marché et de la science, face au poids des institutions internationales, leur exercice du pouvoir est perçu comme la recherche d'intérêts particuliers plus que comme le moyen pour un peuple de peser collectivement sur sa destiné.
Beaucoup sentent que notre modèle de développement est dans l'impasse, que science, technique et marché, ces prodigieux moyens opérationnels, sont devenus des fins en eux-mêmes qui risquent d'entraîner l'humanité dans des crises immenses. Il y a des choses qu'il faut réussir à tout prix et qui demandent une mobilisation mondiale : l'eau, les sols, la gestion de l'énergie, celle des biens communs à toute l'humanité. Faute de règles communes, la mondialisation de l'économie est devenue une jungle. Un peu partout au monde, les sociétés deviennent de plus en plus duales, avec une couche plus ou moins large de population intégrée au marché mondial et capable d'en tirer profit et une autre de plus en plus exclue et marginalisée. Face à ces grandes tendances, si l'on excepte les Etats continents comme la Chine et l'Inde, aucun Etat Nation n'est en mesure de faire face à lui seul, car aucun n'est en mesure de définir des règles du jeu. Tout au plus peut-il, comme les puissances économiques émergentes d'Asie, à force d'intelligence, de créativité et de cohésion se tailler avec vigueur un créneau sur le marché mondial. Faisons le pari que l'urgence des régulations, la conscience partagée de la crise sera un stimulant suffisant pour ébranler l'inertie des institutions et la force des intérêts des élites nationales.

B. La nécessité d'une vision


C'est le rêve et la passion qui sont les moteurs de l'action, bien avant l'intérêt. Ce sera le rôle des jeunes générations, pour lesquelles INTERNET fait partie de la vie quotidienne, que de bâtir le monde de demain. D'en percevoir les interdépendances, de dire les dangers qui le menacent. D'oser vouloir une société responsable et solidaire. Sans cette vision, aucun dispositif technocratique ne sera possible et, même s'il était possible, il n'aurait aucun sens. De même, on voit bien la nécessité à l'échelle du monde d'une mobilisation des sociétés civiles analogue à celle de la conférence de la Haye en 1948. Car il faut construire une parole collective sur le sens avant de songer à construire des dispositifs institutionnels.

 

C. Identifier des moteurs et des demandeurs pour l'intégration régionale


Pour obtenir un changement, il faut parvenir à identifier ceux qui sont en demande d'un tel changement et par quelles questions concrètes commencer. En s'appuyant sur l'exemple de la construction européenne, Max Kohnstamm suggère : "peut être, avec des petits groupes où il peut y avoir des demandeurs, faut-il commencer à mettre au point une analyse détaillée des avantages et des inconvénients. Il faut qu'ils puissent dire ce qu'ils demandent et quels sont les obstacles. A partir de là, on peut commencer à bâtir un plan et l'idée de plan est nécessaire. Si vous parlez à des gens qui ne peuvent pas formuler de demandes assez concrètes, vous resterez au niveau de généralité du colloque de la Haye". "Les hommes politiques, dit Georges Berthoin, ont souvent des élans généreux, mais il faut leur dire c'est bien, c'est merveilleux, mais alors qu'est ce que l'on fait ? C'est là qu'en général on répondit : on verra plus tard, là où il faudrait établir des méthodes, des étapes autrement dit les prendre au mot. Monnet utilisait cette méthode". "Il faut, ajoute t-il, aider les demandeurs à demander, aider les gens à devenir conscients de ce qu'ils devraient raisonnablement demander, les amener à faire des propositions précises. Si les gouvernants voient que s'organisent un certain nombre de demandes bien articulées, ils iront dans cette direction là. Un homme politique ne va pas se poser un problème que personne ne lui pose, ce serait suicidaire, mais s'il sent que se crée un mouvement d'opinion, que ce n'est pas excessif, il en tiendra compte, d'autant qu'il n'est plus très s-r de sa légitimité face à l'interdépendance matérielle qui caractérise la vie internationale et la vie quotidienne de tout le monde. Si une prise de conscience est organisée du côté des demandeurs, il risque d'y avoir des réponses et là notre expérience nous pousse à l'optimisme : les choses bougent quand beaucoup de gens ont en même temps la même notion du danger. Et c'est ce qu'il est en train de se passer actuellement. Le phénomène de mondialisation est une opportunité considérable mais comporte aussi un danger. On le voit".

D. La recherche de formes institutionnelles adaptées


Les institutions européennes ne sont certes pas transposables en l'état. Néanmoins, elles permettent de découvrir quelques principes de portée plus générale :
* L'équilibre entre diversité et interdépendance. Concilier les cultures des différentes nations avec la nécessité d'en finir avec le nationalisme, c'est évidemment le point central. Le monde est riche de sa diversité. On se plaint en Europe de l'abondance de directives européennes. Mais elles ont résulté pour la plupart de l'accent mis sur l'unification du marché donc sur les conditions de concurrence. Dans d'autres régions du monde, le souci d'unification pourrait ne pas être aussi poussé. Par contre, on pourrait appliquer partout un principe de subsidiarité active : les pays se mettent d'accord ensemble sur des résultats à atteindre mais chacun, en fonction de ses spécificités, définit ses propres moyens de parvenir aux résultats communs.

* Des effets de cliquet. L'Europe grâce au génie de ses fondateurs, a su très vite traduire en institutions, garantissant la durée, des accords qui autrement eussent été précaires.
* Des institutions compatibles avec la réalité des structures administratives et politiques nationales. Nous avons vu que les institutions européennes supposaient pour fonctionner des Etats démocratiques où le droit était respecté et des administrations efficaces. Là où ce n'est pas encore le cas, il faut sans doute inventer pour l'intégration régionale, du moins au départ, des systèmes plus rudimentaires.
* Des porteurs de l'intérêt commun. L'idée de monopole de proposition de la part d'une commission porteuse de l'intérêt commun et celle de l'établissement d'un équilibre entre son instance commune et les représentations nationales constituent à la fois une innovation majeure du système européen et, probablement, la clé de voûte de tout processus d'apprentissage de la coopération régionale.

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