Pierre Calame : La construction
de l'Europe. Quelques leçons pour l'avenir
(mai 1996)
Introduction |
|
|
Nous devons apprendre à gérer au 21ème siècle
une planète profondément interdépendante et
infiniment diverse, marquée depuis plus d'un siècle
par la prééminence des Etats-Nations dans la gestion
des sociétés et des affaires du monde.
Les Nations Unies telles qu'elles
sont organisées actuellement sont le reflet de cette prééminence.
Mais, précisément pour cette raison, elles sont en
crise. La réunion en Assemblée Générale
d'Etats, aussi nombreux et aussi hétérogènes
qu'ils le sont à l'heure actuelle, ne peut guère déboucher
sur une gestion efficace des affaires du monde, sauf à admettre
que cette hétérogénéité et ce
nombre conduisent à une gestion de fait par le ou les quelques
Etats les plus puissants. De quelque façon que l'on retourne
le problème, on ne voit pas d'alternative, si l'on souhaite
une gestion un tant soit peu démocratique du monde de demain,
à la constitution de groupements régionaux forts,
en nombre relativement réduit (moins d'une dizaine) capables
à la fois de gérer leurs propres problèmes
et de dialoguer avec les autres pour la gestion des affaires communes
de l'humanité.
Différentes tentatives de
regroupement régional sont à l'oeuvre en cette fin
de 20ème siècle (Union Européenne, ALENA, Cône
Sur, ASEAN, etc.)et l'histoire abonde en précédents
de peuples ou communautés indépendantes s'associant
de façon volontaire et plus ou moins étroitement pour
gérer leurs affaires communes, depuis la toute petite échelle
de la Suisse jusqu'à l'échelle plus vaste des Etats-Unis.
Au cours des dernières décennies, c'est néanmoins
l'expérience de la construction européenne qui constitue
le fait politique le plus singulier et le plus marquant. Au moment
même où , au sein de l'Europe, le scepticisme domine
quant à la capacité de constituer une véritable
Europe politique, l'exemple européen est perçu à
l'étranger parfois comme une menace - du fait du poids économique
et des tentations protectionnistes de l'Europe - mais plus souvent
encore comme une référence, voire comme un modèle.
L'ambition du projet, les conditions
dans lesquelles l'Europe s'est forgée fascinent les étrangers
plus encore que les Européens eux-mêmes. Et il est
vrai, quand on songe aux deux guerres mondiales de ce siècle,
déclenchées par les rivalités européennes
et à peine finies en 1945, et au fait que dès 1946
un petit groupe de femmes et d'hommes furent à l'oeuvre,
qui aboutirent à une communauté d'intérêts
où français et allemands sont passés du statut
d'ennemis héréditaires à celui de pivot du
nouvel ensemble européen, on est tenté de parler de
miracle. Un miracle et une ambition. A un moment de notre histoire
où le sentiment d'impuissance domine et fait naître
un manque de confiance de l'avenir, le sentiment que les constructions
humaines et notamment les constructions politiques sont précaires
et artificielles, il est important de réaliser qu'à
un moment très dur de l'histoire du monde, à la sortie
de son conflit le plus sanglant, une poignée de gens a eu
conscience qu'il fallait faire quelque chose et que cela pouvait
réussir. Ils l'on fait et ils ont profondément transformé
le destin de l'Europe. voilà qui est propre à aider
la nouvelle génération à espérer.
L'histoire de l'Europe ces cinquante dernières années
montre qu'il n'est pas utopique d'essayer de gérer des interdépendances.
Que l'on a pu, certes au prix de grosses difficultés, trouver
des institutions et des méthodes pour y parvenir. Des pays,
hier encore ennemis, ont montré qu'ils pouvaient dépasser
les blessures de guerre et surmonter la méfiance mutuelle.
Au sein de ces pays, des poignées d'individus ont su établir
le lien entre le rêve apparemment fou de renouveler en profondeur
les relations internationales et le pragmatisme des premiers pas
à accomplir dans cette direction. L'Europe a su associer
en son sein des pays à niveaux de vie extrêmement différents
sans que cela crée des catastrophes. Elle a refusé
de s'en remettre aux seules règles du marché, elle
a créé des mécanismes de solidarité
finalement acceptés même par les partisans d'un pur
libéralisme. Elle a démontré qu'il était
possible, à une échelle plus vaste que celle de l'Etat-Nation,
de créer ces mécanismes de solidarité sans
détruire la dynamique du marché. Ce faisant, elle
a montré que la solidarité permettait de sauvegarder
et de développer une civilisation qui a recherché
un équilibre entre la liberté des individus et le
bien commun. Et c'est cet équilibre qui se cherche aussi
dans d'autres régions du monde.
Le processus de la construction européenne est-il transposable
tel quel à d'autres régions du monde ? Il serait certes
présomptueux de l'affirmer. D'abord parce que ce sont des
circonstances historiques particulières qui en ont permis
l'émergence, ensuite parce que de longs apprentissages ont
été nécessaires pour parvenir aux résultats
actuels, même s'ils demeurent très imparfaits. Un faisceau
de circonstances particulières : la souffrance née
de la guerre, la nécessité économique de s'unir,
la chance, des personnalités exceptionnelles comme Jean Monnet,
l'appui des Américains au projet européen, la peur
de l'Union Soviétique. Tout cela à l'évidence
n'existe pas sous la même forme, sous d'autres cieux et à
d'autres époques. Pourtant, bien des aspects de la construction
européenne sont riches de leçons pour le propre avenir
de l'Europe, pour redonner confiance et ambition à ses enfants
et pour les autres régions du monde. Ce sont ces quelques
leçons que cherche à dégager le présent
texte. Il comporte quatre chapitres :
· les conditions : quels
étaient les obstacles et les atouts au départ de
la construction de l'Europe, comment les obstacles se sont-ils
trouvés momentanément affaiblis et les atouts momentanément
exaltés ;
· le processus : comment se sont construites progressivement
les institutions européennes au carrefour de l'idéalisme
et du pragmatisme ;
· l'art de la mise en oeuvre : comment, autour des personnages
de Jean Monnet et de Robert Schuman, les premiers pas ont pu être
esquissés et comment, l'élan initial étant
retombé, le processus a pu néanmoins se poursuivre
;
· quelques enseignements pour d'autres régions du
monde.
Le présent texte est tiré
d'une rencontre mémorable, brève et dense, qui a eu
lieu le 5 Mars 1996 à la Fondation Charles Léopold
Mayer pour le Progrès de l'Homme (FPH). Elle a réuni
six acteurs majeurs des débuts de la construction européenne
(Michael Palliser - Grande Bretagne -, Wienrich Behr - Allemagne
-, Max Kohnstamml - Pays Bas -, Georges Berthoin, Emile Nol
et Jean Ripert - France). Ces personnalités qui n'avaient
pas eu depuis quarante ans l'occasion de se revoir pour échanger
tranquillement leurs souvenirs, avaient été réunies
autour de Stéphane Hessel dans le cadre du processus de l'Alliance
pour un monde responsable et solidaire. Maurice Cosandey et Pierre
Calame de la FPH assistaient à la rencontre.
|
Les conditions |
Les conditions
|
Cette histoire commence au lendemain même de la deuxième
guerre mondiale. Les pays européens se sont mutuellement
combattus et détruits. Dans le camp des vaincus, l'Allemagne
est ravagée. Dans le camp des vainqueurs, la France a été
déconsidérée par son effondrement face à
l'Allemagne, l'Angleterre est sauve mais épuisée.
Les Etats Unis ont trouvé dans la guerre la relance économique
qui tardait depuis la crise de 1929 et un immense crédit
moral. L'Union Soviétique jouit de son côté
de l'immense prestige de l'Armée Rouge dont les sacrifices
et le courage ont permis la victoire. Tout est à reconstruire,
mais sur quelles bases ? Les Etats Nations ? Un ensemble européen
avec ou sans les Anglais ? Une intégration à l'Union
Soviétique au sein d'une révolution en marche ou d'un
humanisme socialiste ? L'idée d'une Europe unie, qui n'a
cessé de hanter les esprits depuis l'Empire Romain, se heurte
à de puissants obstacles, bénéficie au moins
provisoirement de grands atouts mais tout dépend aussi de
son image dans l'esprit du public et des forces sociales et politiques
auxquelles, dans l'esprit public, cette Europe unie est associée.
Nous allons voir comment les obstacles ont été surmontés,
les atouts valorisés et comment l'Europe est devenue aux
yeux d'une majorité de personnes une chose désirable.
|
A. Surmonter les obstacles
L'obstacle de la souveraineté
et des identités nationales
|
C'est au sein de l'Europe, en particulier dans le
prolongement de la révolution française, que l'idée de Nation a
trouvé toute sa force. La souveraineté nationale y était un dogme.
L'histoire et la politique avaient systématiquement mis l'accent
sur l'identité nationale par opposition aussi bien aux identités
locales qu'à une identité européenne. Le nationalisme avait été
pendant plus d'un siècle la force et la malédiction de l'Europe.
C'est le nationalisme qui venait de la conduire au seuil de l'autodestruction.
La chance de la construction européenne a été que, entre 1945 et
1950, la souveraineté des pays européens était considérablement
amoindrie. L'Allemagne, défaite, était encore sous tutelle. La France,
la Belgique, les Pays Bas étaient théoriquement des Etats souverains
mais ils étaient en réalité en situation d'Etat dépendant. Il était
donc plus facile de faire admettre à des Etats conscients de leur
insuffisance, de leur incapacité d'agir par eux seuls, que l'Union,
sous une forme à définir, valait la peine d'être tentée. Citons
Emile No‰l : "si l'on avait essayé la même chose vingt ans plus
tard, à froid, on n'aurait jamais obtenu de l'Allemagne, de la France,
des Pays Bas ce qui a pu être obtenu en 1950 en leur demandant des
concessions de souveraineté qui, à cette époque leur apparaissaient
minimes". Dans la mise en place d'une gestion commune du charbon
et de l'acier, qui était à maints égards une gestion commune des
richesses de la Ruhr, l'Allemagne se retrouvait à égalité avec ses
partenaires. Et Michael Palliser fait observer que l'échec, quelques
années plus tard, de la Communauté Européenne de Défense a résulté
du fait que cette initiative venait à la fois trop t"t entre la
France et l'Allemagne et trop tard parce que les souverainetés s'étaient
de nouveau consolidées. Il est significatif à cet égard que l'Angleterre,
qui a poussé à la construction de l'Europe, se soit dès le départ
perçue comme extérieure à elle. Etant dans le camp des vainqueurs,
sa souveraineté ne se sentait pas amoindrie. Comme le note Michael
Palliser : "l'opinion anglaise ne suivait pas les idées de Churchill
favorables à l'Europe. C'était de notre part une espèce de fierté,
nous avions gagné la guerre et nous n'avions pas besoin de tout
cela". Et Georges Berthoin note : "la Grande Bretagne n'a pas participé
à la Communauté européenne charbon acier car le gouvernement travailliste
de l'époque venait de nationaliser le charbon et ne voulait pas
partager avec une autorité européenne les pouvoirs qu'il venait
de gagner à l'échelle nationale".
|
Des modes d'organisation de la
vie politique et des formes
de négociation difficilement compatibles avec une
gestion commune
|
Les pays européens étaient habitués à gérer les
relations entre eux par la diplomatie classique. Le pouvoir était
exercé par les institutions nationales. Dans la négociation, chaque
partie formulait ses intérêts et négociait avec les autres des compromis.
Il fallait impérativement introduire une rupture par rapport à ces
pratiques. Ou plus précisément deux ruptures, l'une, temporaire,
où Jean Monnet a joué un rôle décisif, amenant chacun "à se réunir
du même côté de la table avec le problème au milieu de la table",
une autre, plus durable avec la mise en place d'institutions consacrant
la dualité des rôles de la commission européenne d'un côté, représentant
organiquement les "intérêts de l'Europe" et les représentations
nationales de l'autre, avec le Conseil des Ministres. Nous reviendrons
plus longuement sur ces deux ruptures.
|
Surmonter la méfiance mutuelle
|
En 1945, note Max Kohnstamml, le drame était encore
tout récent. "Est que pour un Néerlandais l'Europe avait une réalité
humaine ? Les Italiens n'étaient pas pris au sérieux. Les Belges
étaient toujours très loin de nous. Vis-à-vis des Allemands, il
y avait la haine et vis-à-vis des Français aucune confiance". Comment
alors franchir le pas ? Certes, note Stéphane Hessel, il y avait
aussi entre les Européens une curiosité mutuelle. "Nous avons vécu
ensemble pendant des siècles en nous connaissant et en nous aimant
plus ou moins, alors que dans d'autres régions du monde, les cloisons
sont encore très étanches". Mais ce qui a permis de surmonter la
méfiance c'est la volonté de dépasser le passé. "Aussi longtemps
que le passé domine le futur, note Max Kohnstamml, il n'y a rien
à faire. Je me rappelle notre première conversation avec Wienrich
Berh (Wienrich Berh était un des représentants de l'Allemagne et
il était peu de mois auparavant encore à l'Etat Major de Van Paulus,
le Maréchal qui a capitulé devant les Russes à Stalingrad). Tu es
entré dans mon bureau et tu m'as dit que tu étais officier de carrière.
J'ai répondu que ce n'était pas mon affaire, que nous n'étions pas
ici pour le passé mais pour l'avenir. Plus tard, nous avons discuté
ensemble sur le passé et c'est un élément indispensable à un moment
donné. Mais il y a des moments d'action qui doivent être orientés
dans l'avenir".
|
B Tirer
parti des atouts |
Trois atouts ont été valorisés au moment de la naissance de l'Europe
: le "plus jamais ça" après les horreurs de la guerre, l'interdépendance
entre les différents pays européens et la pression extérieure.
|
1. Plus jamais ça
|
Le premier facteur de la construction européenne de l'avis de tous
c'est la souffrance, l'horreur de la guerre qui vient de se terminer.
L'Europe est d'abord fille de la souffrance et de la nécessité.
Michael Palliser : "ce miracle de l'Europe découlait de deux guerres
tout à fait désastreuses. Une des raisons pour lesquelles certains
Anglais de ma génération sont devenus fortement européens, c'est
la situation épouvantable que nous avons constatée, en Allemagne
surtout mais aussi partout sur le continent, en 1944-1945". Et Wienrich
Behr ajoute?: "En Allemagne, il y avait la conviction que l'Europe
était la condition essentielle pour préserver la paix. C'était un
enjeu, garantir la paix. Ma génération est la génération qui a connu
deux guerres. Après l'expérience de deux guerres on était convaincu
qu'on allait préparer maintenant une paix durable". Faire la paix
justifiait que l'on renonçât à des intérêts nationaux : "intérêt
commun voulait dire que certains avantages nationaux devaient être
abandonnés pour trouver un dénominateur commun. En ce temps là,
l'intérêt commun c'était l'accès non discriminatoire de tous à la
richesse de l'Allemagne, de la Ruhr, au charbon et à l'acier". Dès
avant la deuxième guerre mondiale, l'économiste Keynes avait déjà
expliqué ce qui allait venir si on ne prenait pas des mesures. Mais
à cette époque la souffrance n'était pas suffisante pour susciter
une réaction.
|
2. L'interdépendance
entre les pays européens
|
Dès avant la guerre, les échanges économiques entre les pays européens
étaient considérables et créaient une interdépendance de fait. Comme
le note Max Kohnstamml : "avant même d'arriver aux négociations
du plan Schumann en 1950, la chose était relativement simple : il
était clair qu'on ne pourrait pas reconstruire l'économie des Pays
Bas en laissant l'Allemagne dans une situation désastreuse. Mais,
en même temps, quel sens y avait -il de permettre à l'Allemagne
de renaître si c'était pour que la Ruhr puisse de nouveau reconstruire
des bombes pour, de nouveau, détruire Rotterdam ! Comment pouvions
nous briser ce cercle vicieux ? Il fallait au moins qu'on se sente
dans ce cercle vicieux. Déjà au sein d'un petit groupe, entre 1949
et 1950, nous nous étions posés cette question et nous avions conclu
qu'économiquement les Pays Bas avaient besoin d'un marché large
et d'une Allemagne forte au plan économique. Quoi faire et comment
le faire ?" Or, note Emile Noël, les échanges commerciaux internationaux
actuels sont des échanges Nord Sud beaucoup plus que des échanges
intra-régionaux. Le commerce de la plupart des pays africains se
fait essentiellement avec l'Occident et très peu avec les pays de
la région. Au Maghreb, les échanges entre la Tunisie, le Maroc et
l'Algérie n'excèdent pas 10 % de leur commerce total, le reste se
fait avec les pays du Nord. C'est même vrai entre les pays d'Asie.
De ce fait, quand on cherche à provoquer un regroupement régional,
c'est plus la question de voisinage que la question d'intérêt économique
qui prédomine.
|
3. Menaces soviétiques et encouragements
américains
|
La construction de l'Europe a également eu au départ une motivation
défensive face à la montée du stalinisme. C'était une menace et,
de ce fait, pour l'Europe, l'Union Soviétique a constitué un élément
fédérateur important. Comme le note Michael Palliser : "on oublie
maintenant la force des partis communistes en France, en Italie,
en Allemagne à cette époque. Le sentiment était partagé que peut
être l'URSS réussirait à avoir une main mise sur l'Europe. Cette
menace a été un élément fédérateur qui a poussé les Européens à
faire ce qu'ils ont fait". Traditionnellement, la politique étrangère
de la Grande Bretagne avait été de diviser les Européens, de jouer
avec l'un plutôt qu'avec l'autre pour ne pas laisser surgir une
grande puissance européenne. La raison du revirement de la Grande
Bretagne, qui a vivement poussé la construction européenne après
la guerre, c'est l'existence de l'Union Soviétique. Beaucoup d'Européens
dans les années d'immédiate après-guerre, rêvaient encore d'une
évolution possible de l'URSS qui avait été la grande alliée pendant
la guerre. Beaucoup redoutaient que la construction de l'Europe
ne coupe l'URSS d'une évolution possible vers une révolution plus
humaniste. Mais, l'attitude de Staline après la guerre, son durcissement,
son refus du plan Marshall, sa politique de conquête du monde ont
transformé ce sentiment pro-soviétique en un sentiment de menace
face auquel il fallait s'unir. Les Américains de leur côté ont encouragé
à la construction européenne. Ils ont fait de cette construction
une des conditions du plan Marshall. Mais, comme le note Max Kohnstamml,
"l'argent était important mais ce n'était pas l'essentiel. Ce qui
était essentiel c'est que ce sont les Américains qui ont dit : "si
vous ne voulez pas travailler ensemble vous n'aurez pas d'argent".
Là aussi ce fut une chance énorme pour nous : une Amérique riche
et généreuse".
|
C .Donner
une image positive de l'Europe dans l'opinion publique |
Au delà des intérêts économiques ou stratégiques, l'Europe était-elle
désirable pour l'opinion publique européenne ? Quelle image s'était
forgée dans les esprits ? Le résultat n'était pas acquis d'avance.
"L'une des chances, note Georges Berthoin, c'est que Churchill a
pris une position publique favorable à la construction européenne
dès 1946. Il a dit qu'il souhaitait une sorte d'Etats-Unis d'Europe.
C'était très important parce que c'est Hitler qui pendant la guerre
avait mis en avant l'idée européenne, avait développé le thème de
la croisade de l'Europe contre le Bolchevisme. Le fait que ce soit
Churchill qui ait proposé à nouveau en 1946 le thème de l'intégration
européenne et la collaboration franco allemande a dédouané l'idée
de l'Europe dans l'esprit d'un grand nombre de gens. Ce fut d'autant
plus facile que beaucoup de mouvements fédéralistes européens sont
nés dans les camps de prisonniers, dans les camps de déportation".
Ainsi, à une idée européenne associée au nazisme, en était née une
autre associée à la résistance au nazisme. Il s'agissait dans l'esprit
de Churchill de l'Europe continentale et l'Angleterre n'était pas
appelée à en faire partie. Ce n'est pas le moindre paradoxe de l'histoire
de voir un dirigeant anglais inciter à la construction de l'Europe
tout en en excluant son pays. Il en est résulté un malentendu durable.
Restait une autre difficulté de nature politique. En Grande-Bretagne,
le patronage de Churchill entraînait une réaction négative du Labour
Part et des milieux travaillistes. Par ailleurs, l'Europe de Churchill
et le parti conservateur était fondé sur la coopération entre Etats.
Sur le continent, une approche de nature fédérale était largement
répandue dans les milieux démocrates-chrétiens et, dans une moindre
mesure, dans les milieux socialistes (avec toutefois l'exigence
d'une participation britannique). Du fait de ces contradictions,
le mouvement vers l'unification européenne était menacé d'essoufflement,
voire d'enlisement, à la fin des années 40. Come nous le verrons,
l'initiative Monnet-Schuman devait lui donner un second souffle.
|
Le processus
|
|
|
Ce qui caractérise le mieux peut être la construction européenne,
comme toute grande aventure humaine, c'est le mélange intime d'idéalisme
et de pragmatisme, de rêve et de sens du concret, d'association
du désirable et du possible. L'idée de construction européenne n'est
pas née un beau jour de l'imagination fertile de quelques personnes
bien intentionnées. C'était un vieux rêve, réactivé par les drames
de la guerre et porté par de larges secteurs de la populations.
|
A. L'implication
de la société civile |
En mai 1948, un grand "Congrès de l'Europe" s'est réuni à La Haye,
à l'initiative des organisations ("unionistes" britanniques, à la
suite de Churchill et "fédéralistes" continentaux). Le Congrès de
l'Europe n'a pas été une simple conférence politique. Aux cotés
d'un grand nombre de parlementaires et d'hommes politiques de toutes
tendances - sauf les communistes - il y avait une large représentation
de la société civile, syndicalistes, employeurs, agriculteurs, intellectuels.
La conférence de la Haye n'est donc pas une conférence politique.
C'est plutôt ce que l'on appellerait maintenant une Assemblée de
la société civile ou, pour parler dans les termes de l'Alliance
pour un monde responsable et solidaire, une sorte d'Etats Généraux
de l'Europe. Denis de Rougemont, philosophe et écrivain suisse,
y a, par exemple, joué un grand rôle et la dimension de culture
européenne y a été dégagée. Le congrès de la Haye a été le terreau
dans lequel les premiers actes concrets de construction de l'Europe
ont pu croître.
|
B. Perspectives
lointaines et premiers pas |
La construction européenne s'est faite pas à pas, de façon très
pragmatique et progressive, mais il ne s'agit pas d'une ambition
modeste qui progressivement se découvrirait d'autres horizons. Si
l'économie a été le moyen de ces premiers pas de la construction,
dans l'esprit de ses créateurs la perspective a toujours été avant
tout politique. Jean Monnet, en pleine débâcle de 1940, avait proposé
à Winston Churchill, qui en avait repris publiquement l'idée, une
fusion politique de l'Angleterre et de la France ! Winston Churchill
dans son discours de 1946 parle d'Etats-Unis d'Europe. Mais les
créateurs voyaient encore plus loin. Comme le rappelle Max Kohnstamml
: "la Communauté Européenne n'était pas pour Jean Monnet un but
en soi. Pour lui, l'enjeu était de changer de fond en comble les
relations internationales. Il s'agissait de créer entre Etats la
forme de démocratie que nous avons à l'intérieur, c'est-à-dire un
droit commun qui contraint et qui libère en même temps. En l'absence
de droit, c'est la jungle". Cette nécessité est plus évidente que
jamais aujourd'hui. La construction européenne a été une étape dans
ce sens. Mais dans cette fin de 20ème siècle, avec la mondialisation
du commerce, la nécessité de créer les règles du jeu démocratique
des relations mondiales est plus pressante que jamais. Georges Berthoin,
qui a été longtemps président européen de la Trilatérale constate
que les PDG des grandes entreprises multinationales sont eux-mêmes
favorables à de telles règles du jeu. L'économie, au sein de l'Europe,
a été le moyen de construire progressivement le lien politique à
partir d'une interdépendance voulue et assumée. Cela n'a jamais
été un but en soi.
|
C. Au delà
du marché, la communauté |
Le but des créateurs de l'Europe était, on l'a dit politique : il
s'agissait de créer une communauté d'intérêts et de cultures et
non simplement un grand marché. La constitution d'un marché commun
était une première étape en direction d'un véritable gouvernement
européen dont le Parlement Européen et la Cour de Justice constituent
déjà des éléments. Il ne fait pas de doute, comme le remarque Michael
Palisser, qu'au cours des dernières décennies l'Europe a avancé
beaucoup plus vite au plan de l'intégration économique qu'à tous
les autres plans. Mais, en 1950 et en 1960, dans un contexte où
les droits de douane étaient élevés et où de nombreux obstacles
tarifaires étaient opposés aux échanges commerciaux, créer une union
douanière de la communauté et un espace économique commun était
en soi un acte politique majeur. La création d'un marché commun
était un acte politique. Le problème aujourd'hui se trouve en grande
partie modifié. L'Europe voit son rythme de construction largement
dépendant des fluctuations économiques. Comme le fait observer Michael
Palisser, "dans l'histoire de la communauté il y a eu des hauts
et des bas qui correspondent aux hauts et aux bas de l'économie
de la communauté. A la fin de 1972, une réunion des chefs de gouvernement
européens à Paris fixait à 1980 l'Union économique et monétaire.
Cette date a été oubliée à cause de la crise du pétrole. Les années
1970 ont été des années de turbulences économiques. Les pressions
économiques deviennent des pressions politiques. La dépression actuelle
de l'idée européenne vient du ch"mage, du manque de croissance dans
nos économies". Mais surtout, peut-on véritablement entreprendre
aujourd'hui la construction d'ensembles régionaux à partir d'une
intégration économique ou d'une zone de libre échange ? Le marché
mondial est d'un tel poids que c'est devenu beaucoup plus difficile.
Comme le note Max Kohnstamml : "La globalisation de l'économie a
rendu plus difficile de sortir d'approches purement économiques.
Au moment du début de la construction européenne, nous étions tous
de l'opinion qu'un grand marché intérieur était absolument indispensable.
On ne pensait pas à un marché ouvert sur le monde. Aujourd'hui au
contraire, beaucoup de gens diront : nous avons le marché mondial,
pourquoi faire quelque chose de spécial ?" Et Stéphane Hessel fait
de son côté observer que : "le marché est maintenant mondial et
il devient difficile à l'intérieur d'un marché mondial, sauf à utiliser
très fortement la souveraineté étatique, d'avoir des marchés régionaux
protégés". Dans ce nouveau contexte, la construction d'ensembles
régionaux passe d'abord par la prise de conscience que, contrairement
à des utopies néolibérales, le marché, devenu une véritable fin
en soi, n'est pas capable d'assurer à lui seul les régulations sociales
et écologiques de la planète et qu'il est impératif de créer à l'échelle
mondiale des régulations politiques dans lesquelles les régions
du monde soient de véritables communautés, la légitimité de marchés
régionaux protégés venant précisément de la nécessité de créer de
telles communautés.
|
Une nouvelle forme de gouvernance
|
Les pères fondateurs de l'Europe étaient très
conscients du caractère précaire des volontés
politiques et des fluctuations de l'opinion publique. Le drame de
la guerre, la crise provisoire des souverainetés nationales
avaient entrouvert des portes. Il fallait éviter qu'elles
ne se referment aussitôt et, en quelque sorte, bloquer l'ouverture
en y glissant le pied. Ce pied, ce furent les mécanismes
institutionnels. Les pères fondateurs, Jean Monnet en tête,
savaient toute l'importance des dispositifs institutionnels pour
garantir la durée. La création de la Haute Autorité
pour la Communauté Européenne Charbon Acier (CECA)
puis celle de la Commission Européenne introduisirent dans
la construction européenne des effets d'irréversibilité
sans lesquels, à coup s-r, l'Europe ne serait pas ce qu'elle
est aujourd'hui. Très vite, après la guerre, le sentiment
fort de la souveraineté est revenu. Toute la tradition politique
européenne reposait sur des négociations d'Etat à
Etat. Il était indispensable que des instances soient créées
qui puissent parler de l'intérêt commun de l'Europe
face aux responsables politiques nationaux et éventuellement
contre eux. C'est de façon parfaitement consciente que l'on
a créé des instances "technocratiques",
faites de gens sans mandat politique et parlant au nom de l'Europe,
face à des instances politiques qui étaient par essence
nationales "le défi de l'Europe, dit Georges Berthoin,
était d'établir un lien dynamique entre les intérêts
communs et les identités, les souverainetés nationales.
Car il est dangereux et vain de vouloir nier le fait national. Mais
comment faire pour prendre conscience des intérêts
communs, pour proposer des solutions communes et pour que les souverainetés
nationales soient associées à la démarche et
se sentent à l'aise dans l'application des politiques communes
? L'expérience institutionnelle de la communauté a
créé véritablement une nouvelle théorie
du pouvoir. Dans la pratique normale du pouvoir, en effet, il y
a des techniciens, des experts qui disent ce qui est désirable
et il y a les politiques qui disent ce qui est possible. C'est le
Ministre qui a la légitimité démocratique et
qui assume la responsabilité des décisions. Dans la
Commission Européenne, on a dédoublé les fonctions
de décision et de proposition et elles ont été
placées sur un pied d'égalité. La Commission
Européenne n'est pas une commission de fonctionnaires mais
une instance de proposition politiquement responsable. Elle a une
légitimité propre, devenue de plus en plus clairement
démocratique puisque les différents commissaires qui
la composent doivent maintenant être acceptés par le
Parlement Européen. En face de la Commission et au même
niveau qu'elle se trouvent les représentants des souverainetés
nationales, incarnées par le Conseil des Ministres. Et c'est
le dialogue entre ces deux instances, dialogue entre égaux,
qui permet de réunir au lieu d'opposer les deux éléments
- intérêt commun et souveraineté - essentiels
pour une gestion régionale et peut être demain pour
une gestion mondiale".
Le dispositif essentiel, le coup de génie des créateurs
de l'Europe a été d'investir la Commission Européenne
du monopole de proposition. C'est par rapport à ces propositions
que les représentations nationales doivent se prononcer.
L'Europe ne serait pas ce qu'elle est s'il avait appartenu à
des représentations nationales d'élaborer elles-mêmes
des propositions.
|
Un long apprentissage
par la gestion de
problèmes concrets
|
Le fonctionnement actuel de la Commission Européenne n'est
pas venu d'un coup. Pour qu'il y ait apprentissage d'une communauté
d'intérêts, il faut commencer par gérer ensemble
des problèmes communs. Ce fut la gestion du charbon et de
l'acier. Pour Jean Monnet, cette idée même venait de
très loin puisque tout jeune, au moment de la première
guerre mondiale, il avait exercé des responsabilités
dans la gestion commune par les Anglais et les Français en
guerre contre l'Allemagne des approvisionnements et des transports.
Jean Monnet, à la fois visionnaire et pragmatique, avait
un sens aigu de l'économie. Pour chaque acte, il fallait
analyser soigneusement l'équilibre entre les avantages et
les inconvénients, entre les gains et les pertes. Choisir
pour point d'entrée dans la construction européenne
un domaine où il y avait une véritable demande de
changement, où clairement les gains concrets l'emportaient
sur les pertes, voilà quel fut le point de départ
de l'aventure.
F. Les moteurs de la construction européenne ont varié
avec le temps
Comme le fait observer Emile Noël "au moment de la négociation
du Traité de Rome, certains des moteurs du début de
la construction européenne avaient déjà faibli.
En 1956-1957 souligne t-il, la menace soviétique par exemple
était considérée comme moins sérieuse
qu'elle ne l'était en 1950. L'Organisation Atlantique était
montée en puissance et les défis soviétiques
paraissaient surmontables. Les enjeux de mise en place d'un marché
commun, de construction commune de l'énergie nucléaire
pacifique avaient pris le relais sur l'enjeu de protection contre
la menace soviétique. Par exemple, pour le gouvernement français
de l'époque, l'ouverture européenne était le
moyen de préparer l'économie française à
une politique plus ouverte, plus libérale, rendant possibles
des étapes et des précautions indispensables à
cette ouverture pour une économie encore passablement fragile".
|
Les conditions préalables
à l'édifice européen
|
Tout le pays, toutes les régions du monde peuvent-elles s'inspirer
du dispositif institutionnel créé par la Communauté Européenne ?
Selon Emile Noël, ce n'est pas sûr : "la démocratie, l'état de droit,
une bonne administration étaient les conditions essentielles pour
faire marcher un système aussi complexe que celui des Communautés.
Nous avons élargi par la suite la Communauté à des pays où ces trois
préalables n'étaient pas également réunis. C'était le cas avec la
Grèce où l'administration était déficiente, le Portugal où l'administration
était faible. Quelques enquêtes de la Commission montrent à quel
point le système est fragile dès qu'il y a dérèglement de ces trois
éléments préalables. Les tentatives qui ont été faites dans diverses
régions, en Amérique Centrale, dans le groupe Andin, au Maghreb,
pour bâtir des structures plus ou moins inspirées du système européen,
ont jusqu'à présent plutôt conduit à des échecs, précisément parce
que ces conditions de base n'étaient pas remplies : les régimes
n'étaient pas démocratiques, l'administration était déficiente et
l'état de droit largement contesté".
|
L'art de la mise en oeuvre |
|
|
Il y avait donc à la fin des années
40 beaucoup de facteurs favorables à la construction de l'Europe
mais elle aurait pu rester à l'état de belle idée
sans le génie de quelques hommes, à commencer par
Jean Monnet, sans leur capacité à rassembler et à
proposer à chaque instant des solutions concrètes
aux problèmes posés. Car, comme le souligne Jean Ripert
qui a occupé le fauteuil de Jean Monnet aussi bien au Commissariat
français au plan qu'aux Nations Unies, "on n'a pas de
crédibilité quand on propose de faire des choses mais
que l'on indique pas comment on va le faire ; quand par exemple,
on constate dans les discours un accord des organisations gouvernementales
et non gouvernementales pour changer les modèles de consommation
et les structures de production sans que rien ne se passe réellement.
Il faut des actions concrètes pour donner de la crédibilité
au message. Lors des débuts de la construction européenne,
ce qui a donné la crédibilité aux positions
françaises, c'est que les Français étaient
prêts à faire des abandons de souveraineté dans
les domaines alors d'importance cruciale des charbons et de l'acier.
Les gouvernements français n'ont pas toujours, dans la suite
des choses, accepté de payer d'un prix fort la crédibilité
de certaines de leurs initiatives dans l'ordre politique ou militaire".
Cet art de la mise en oeuvre a été incarné
au plus haut point par Jean Monnet.
|
A. La fonction
de catalyse |
Jean Monnet, en commençant les négociations du plan
Schuman, n'était pas en position de force. Il n'était
pas investi par l'ensemble des gouvernements. Il devait convaincre.
Georges Berthoin souligne : "Jean Monnet n'a jamais utilisé
une position de force. Il a permis aux gens de prendre conscience
du fait que l'intérêt commun faisait partie dans une
certaine mesure de l'intérêt national". Dialoguer,
convaincre, trouver les alliés, voilà l'essentiel.
Au moment de la création de la Communauté Européenne
Charbon Acier, les industriels de l'acier étaient loin d'être
acquis à l'idée. Jean Ripert note : "ils avaient
dans la négociation leur cartel et leurs experts. Certains
avaient une vision politique, et beaucoup se sont laissés
convaincre par Jean Monnet. Parmi les industriels, il y a des gens
de toutes sortes, il faut les trouver. Un des génies de Jean
Monnet c'était cette capacité de détecter très
vite, sans se tromper, beaucoup d'alliés potentiels".
Mais c'est certainement la négociation du plan Schuman qui
est restée légendaire. Max Kohnstamml raconte : "le
succès du plan Schuman est venu à un moment très
précis pour moi. Nous avons commencé à discuter
avec un groupe relativement restreint autour de la table. Après
cinq minutes de discussion, les gens du groupe ont commencé
à se disputer entre eux. Cela a duré quelques jours.
Le chef de la délégation des Pays Bas, Spierenburg,
en devenait presque malade et disait : "comment puis je défendre
l'intérêt de mon pays si ces imbéciles ne savent
même pas quel est l'intérêt de leur pays !"
car tout d'un coup, il n'y avait plus sur la table d'intérêt
national défendu par certains et d'intérêt national
défendu par d'autres. C'est là où le complot
a commencé à exister. Il faut, disait Jean Monnet,
se mettre autour d'une table avec le problème au milieu.
Du moment où vous négociez l'un et l'autre chacun
d'un côté de la table, ça ne va pas". Et
Jean Ripert complète : "je n'étais pas présent
comme vous au premier jour de la négociation, mais j'ai rejoint
très tôt le petit groupe de négociateurs français.
J'ai donc entendu maintes fois Jean Monnet s'exprimer sur ce thème.
Les faits ont démontré la pertinence de cette approche.
Il est vrai à l'inverse, j'ai pu le vérifier à
l'ONU, que les choses se compliquent lorsqu'il y a de trop nombreux
négociateurs autour de la table.
|
B. L'art
de saisir des opportunités |
Max Kohnstamml raconte : "Monnet se promenait dans son jardin avec
un journaliste américain. Ils revenaient de leur petite marche.
L'Américain a dit : "Monsieur Monnet, vous êtes très superstitieux.
Vous n'avez parlé que de la chance". Et Monnet répondit : "oui parce
que quand on n'a pas de chance on ne peut rien faire. Mais pour
avoir de la chance, il faut travailler durement pour saisir la chance
au moment où elle passe".
|
C. Un complot
pour une juste cause |
La construction européenne est-elle née d'un complot
? Non bien s-r si l'on entend par complot un petit nombre de personnes
réunies en secret pour faire triompher leurs intérêts
contre les intérêts des autres. La construction européenne,
on l'a dit et répété, était un objectif
public, proclamé et largement partagé. Mais au niveau
de la mise en oeuvre, il ne fait pas de doute que c'est grâce
à l'action d'un petit nombre de personnes résolues,
ayant des alliés dans les différents pays et au sein
des différentes administrations, que l'idée généreuse
a commencé à se concrétiser. Comme le note
Wienrich Behr, ceux qui étaient ensemble à Luxembourg,
à la Haute Autorité, étaient des militants
de la cause commune. Mais, dit-il, "je me heurtais à
ceux qui étaient convaincus que la richesse de cette pauvre
Allemagne devait restée à l'Allemagne. Un de ceux
qui devint ensuite un grand Européen me dit en ce temps là
: vous êtes tous des Quiesling (du nom du chancelier autrichien
qui a ouvert l'Autriche à Hitler). Les gens qui étaient
à Luxembourg devaient faire ensemble ce que dictaient les
intérêts communs. Ils avaient des contacts avec les
personnes qui dans les administrations nationales étaient
de notre avis pour faire des choses communes contre l'intérêt
national". "Avez-vous l'impression, demande Stéphane
Hessel, d'avoir participé je dirais presque à un complot
? D'avoir essayé de faire pénétrer des idées
en sachant que ce serait difficile, qu'il ne fallait pas trop vite
dire ce que l'on voulait ?" "Oui, répond Max Kohnstamml,
c'était un complot". Ce dispositif du monopole de proposition
à la Commission Européenne, est-ce que ça a
été une idée ingénieuse qui est passée
en douce parce que personne n'y faisait très attention ou
est-ce que ça a été une proposition clairement
définie ? Je suis intéressé de savoir comment
une idée juste, une idée féconde peut passer
le cap des inerties et des stupidités", demande Stéphane
Hessel, et Max Kohnstamml répond : "Il y a eu complot
dans la construction de l'Europe dans la mesure où on n'a
pas crié sur tous les toits que ce monopole de la Commission
était un élément absolument essentiel. On a
obtenu ce monopole sans que tout le monde soit vraiment conscient
de ce que l'on faisait. Une fois obtenu, on a dit pourquoi c'était
essentiel et on l'a défendu. Malgré toutes les faiblesses
dont on s'aperçoit aujourd'hui, il n'y a aucune attaque sur
ce point précis du monopole de la Commission dans la Communauté.
Même du côté anglais, on n'essaie plus de détruire
ce monopole".
Ainsi c'est en créant des dispositifs institutionnels assurés
de la durée et qui avaient leur logique de développement
propre que l'Europe a commencé à se développer.
|
D. L'effet
de génération |
Jean Monnet, au moment des négociations du plan Schuman, était déjà
un homme m-r, d'une soixantaine d'années. Mais la plupart de ceux
qui l'entouraient étaient très jeunes. Cela fait penser à ce qu'il
s'est passé dans l'agriculture française après la guerre : le pouvoir
est passé directement des grands pères aux petits-fils sans passer
par les pères. Peut-être ce saut d'une génération est-il partout
et toujours la condition d'une projection audacieuse dans l'avenir
?
|
Quelles leçons pour l'avenir et pour
les autres ? |
|
Les leçons de la construction européenne transparaissent
des chapitres précédents. Ils mettent en lumière
la spécificité de l'Europe et invitent chaque région
du monde à trouver son propre chemin à partir de ces
spécificités. Mais on peut néanmoins pour conclure
dégager quatre grandes questions qui peuvent servir sinon
de guide du moins de point de repère pour d'autres histoires
et pour la suite même de l'aventure en Europe :
* la conscience d'une crise qui
impose de bouger ;
* la nécessité d'une vision portée par la
société civile et par les jeunes générations
;
* la recherche des besoins et des moteurs concrets ;
* la mise en place d'institutions garantissant la construction
dans la durée et l'équilibre entre interdépendance
et diversité.
|
A. La conscience
de la crise |
La souffrance et le désastre de la guerre ont été
a t-on dit le premier moteur de la construction européenne.
Faut-il attendre partout des drames de cette ampleur pour commencer
à voir la raison triompher ? On peut espérer que non.
La crise est déjà là. Dans beaucoup de pays,
notamment du Sud, la notion de souveraineté nationale est
de plus en plus vide sens et les populations le sentent bien. Cette
crise de la souveraineté se double d'une crise de la légitimité
politique. Bien souvent, les élites politiques sont déconsidérées.
Face aux grandes forces du marché et de la science, face
au poids des institutions internationales, leur exercice du pouvoir
est perçu comme la recherche d'intérêts particuliers
plus que comme le moyen pour un peuple de peser collectivement sur
sa destiné.
Beaucoup sentent que notre modèle de développement
est dans l'impasse, que science, technique et marché, ces
prodigieux moyens opérationnels, sont devenus des fins en
eux-mêmes qui risquent d'entraîner l'humanité
dans des crises immenses. Il y a des choses qu'il faut réussir
à tout prix et qui demandent une mobilisation mondiale :
l'eau, les sols, la gestion de l'énergie, celle des biens
communs à toute l'humanité. Faute de règles
communes, la mondialisation de l'économie est devenue une
jungle. Un peu partout au monde, les sociétés deviennent
de plus en plus duales, avec une couche plus ou moins large de population
intégrée au marché mondial et capable d'en
tirer profit et une autre de plus en plus exclue et marginalisée.
Face à ces grandes tendances, si l'on excepte les Etats continents
comme la Chine et l'Inde, aucun Etat Nation n'est en mesure de faire
face à lui seul, car aucun n'est en mesure de définir
des règles du jeu. Tout au plus peut-il, comme les puissances
économiques émergentes d'Asie, à force d'intelligence,
de créativité et de cohésion se tailler avec
vigueur un créneau sur le marché mondial. Faisons
le pari que l'urgence des régulations, la conscience partagée
de la crise sera un stimulant suffisant pour ébranler l'inertie
des institutions et la force des intérêts des élites
nationales.
|
B. La nécessité
d'une vision |
C'est le rêve et la passion qui sont les moteurs de l'action,
bien avant l'intérêt. Ce sera le rôle des jeunes
générations, pour lesquelles INTERNET fait partie
de la vie quotidienne, que de bâtir le monde de demain. D'en
percevoir les interdépendances, de dire les dangers qui le
menacent. D'oser vouloir une société responsable et
solidaire. Sans cette vision, aucun dispositif technocratique ne
sera possible et, même s'il était possible, il n'aurait
aucun sens. De même, on voit bien la nécessité
à l'échelle du monde d'une mobilisation des sociétés
civiles analogue à celle de la conférence de la Haye
en 1948. Car il faut construire une parole collective sur le sens
avant de songer à construire des dispositifs institutionnels.
|
C. Identifier
des moteurs et des demandeurs pour l'intégration régionale |
Pour obtenir un changement, il faut parvenir à identifier
ceux qui sont en demande d'un tel changement et par quelles questions
concrètes commencer. En s'appuyant sur l'exemple de la construction
européenne, Max Kohnstamm suggère : "peut être,
avec des petits groupes où il peut y avoir des demandeurs,
faut-il commencer à mettre au point une analyse détaillée
des avantages et des inconvénients. Il faut qu'ils puissent
dire ce qu'ils demandent et quels sont les obstacles. A partir de
là, on peut commencer à bâtir un plan et l'idée
de plan est nécessaire. Si vous parlez à des gens
qui ne peuvent pas formuler de demandes assez concrètes,
vous resterez au niveau de généralité du colloque
de la Haye". "Les hommes politiques, dit Georges Berthoin,
ont souvent des élans généreux, mais il faut
leur dire c'est bien, c'est merveilleux, mais alors qu'est ce que
l'on fait ? C'est là qu'en général on répondit
: on verra plus tard, là où il faudrait établir
des méthodes, des étapes autrement dit les prendre
au mot. Monnet utilisait cette méthode". "Il faut,
ajoute t-il, aider les demandeurs à demander, aider les gens
à devenir conscients de ce qu'ils devraient raisonnablement
demander, les amener à faire des propositions précises.
Si les gouvernants voient que s'organisent un certain nombre de
demandes bien articulées, ils iront dans cette direction
là. Un homme politique ne va pas se poser un problème
que personne ne lui pose, ce serait suicidaire, mais s'il sent que
se crée un mouvement d'opinion, que ce n'est pas excessif,
il en tiendra compte, d'autant qu'il n'est plus très s-r
de sa légitimité face à l'interdépendance
matérielle qui caractérise la vie internationale et
la vie quotidienne de tout le monde. Si une prise de conscience
est organisée du côté des demandeurs, il risque
d'y avoir des réponses et là notre expérience
nous pousse à l'optimisme : les choses bougent quand beaucoup
de gens ont en même temps la même notion du danger.
Et c'est ce qu'il est en train de se passer actuellement. Le phénomène
de mondialisation est une opportunité considérable
mais comporte aussi un danger. On le voit".
|
D. La recherche
de formes institutionnelles adaptées |
Les institutions européennes ne sont certes pas transposables
en l'état. Néanmoins, elles permettent de découvrir
quelques principes de portée plus générale
:
* L'équilibre entre diversité et interdépendance.
Concilier les cultures des différentes nations avec la nécessité
d'en finir avec le nationalisme, c'est évidemment le point
central. Le monde est riche de sa diversité. On se plaint
en Europe de l'abondance de directives européennes. Mais
elles ont résulté pour la plupart de l'accent mis
sur l'unification du marché donc sur les conditions de concurrence.
Dans d'autres régions du monde, le souci d'unification pourrait
ne pas être aussi poussé. Par contre, on pourrait appliquer
partout un principe de subsidiarité active : les pays se
mettent d'accord ensemble sur des résultats à atteindre
mais chacun, en fonction de ses spécificités, définit
ses propres moyens de parvenir aux résultats communs.
* Des effets de cliquet. L'Europe
grâce au génie de ses fondateurs, a su très
vite traduire en institutions, garantissant la durée, des
accords qui autrement eussent été précaires.
* Des institutions compatibles avec la réalité des
structures administratives et politiques nationales. Nous avons
vu que les institutions européennes supposaient pour fonctionner
des Etats démocratiques où le droit était respecté
et des administrations efficaces. Là où ce n'est pas
encore le cas, il faut sans doute inventer pour l'intégration
régionale, du moins au départ, des systèmes
plus rudimentaires.
* Des porteurs de l'intérêt commun. L'idée de
monopole de proposition de la part d'une commission porteuse de
l'intérêt commun et celle de l'établissement
d'un équilibre entre son instance commune et les représentations
nationales constituent à la fois une innovation majeure du
système européen et, probablement, la clé de
voûte de tout processus d'apprentissage de la coopération
régionale.
|
|