Projet d'article
Le récent
sondage Le Monde Louis Harris sur les attitudes des Européens
à l'égard de la construction européenne,
publié dans toute la presse peu avant les élections
du 13 juin, montre que les Européens veulent plus d'Europe
mais une autre Europe.
C'est un encouragement pour tous
ceux qui sont convaincus que la construction démocratique
de l'Europe est une des plus magnifiques aventures politiques
du siècle. C'est aussi un signe d'espoir pour tous ceux,
aux quatre coins de la terre, qui savent qu'une gestion pacifique
de la planète, au prochain siècle, passera par la
construction d'entités régionales similaires à
celle de l'Union Européenne et capables de coopération
entre elles.
Avec la mise en place de la monnaie
unique, la démission de la Commission, la relance du débat
sur une défense européenne, l'abstention record
aux dernières élections se clôt le premier
cycle de construction de l'Europe. Edgar Pisani, ministre français
de l'Agriculture au moment de la mise en place de la Politique
Agricole Commune a, à ce sujet, une belle formule : c'est
quand une politique a réussi qu'il faut en changer car
elle a modifié le contexte qui lui a donné naissance.
Cette maxime s'applique merveilleusement à l'Union Européenne
tout entière. Sa première phase de construction
doit beaucoup au génie visionnaire et tactique de Jean
Monnet. Justement méfiant à l'égard des nationalismes
et des souverainetés nationales qui avaient conduit l'Europe
au bord du suicide avec deux guerres mondiales en un siècle,
il avait conçu une Europe à effet de cliquet : un
véhicule qui pouvait aller en avant mais pas en arrière.
Le moteur, même lent, de la marche avant était assuré
par le monopole de proposition dont jouissait la Commission Européenne.
Sans cette Europe technocratique, il n'y aurait pas eu d'Europe
du tout. Mais la méthode Monnet, parce qu'elle a réussi,
parce qu'elle nous a amenés jusqu'à la monnaie unique,
parce qu'elle a fait de l'Europe une réalité quotidienne
pour tous ses citoyens, est devenu inadaptée au nouveau
contexte qu'elle a créé.
Le repli sur des "souverainetés
nationales", devenues plus formelles que réelles,
offrirait encore moins de perspectives qu'il y a cinquante ans.
La démocratie réduite à une vie politique
centrée sur la scène nationale au point de faire
des élections européennes ou régionales de
simples tests de la popularité des partis, n'est pas à
la hauteur des enjeux réels de nos sociétés.
Le sommet européen de
Berlin de mars 1999, en particulier le compromis auquel il a abouti
sur la réforme de la Politique Agricole Commune (PAC),
est l'illustration de l'impasse dans laquelle se trouve l'Union
soumise aux seules logiques nationales. Incapables de définir
des enjeux communs en terme de d'emploi ou d'aménagement
du territoire, les Etats n'ont abordé la renégociation
de la PAC que sous l'angle de la captation d'un maximum de fonds
européens. Il est douteux que de tels compromis puissent
déboucher à terme, pour l'ensemble des Européens,
sur une meilleure Europe. Mais, loin de nous encourager à
un repli nationaliste, la crise morale des institutions européennes
doit nous inciter au contraire à un renouvellement radical
de la manière de construire l'Europe.
Je vois trois mutations nécessaires
pour répondre aux aspirations de la société
et entrer, avec le nouveau Parlement et la nouvelle Commission,
dans une nouvelle phase de construction de l'Europe : une forme
de gouvernance garantissant à la fois plus d'unité
et plus de diversité ; une révision radicale des
politiques européennes ; l'organisation d'un espace de
débat citoyen en Europe.
Première mutation : une
forme de gouvernance garantissant à la fois plus d'unité
et plus de diversité. Cette nécessité est
bien reflétée par le sentiment apparemment contradictoire
de l'opinion, qui trouve tout à la fois qu'il y a trop
d'Europe et pas assez d'Europe. Pour les fondateurs de l'Europe,
l'économie était un moyen, non une fin en soi. L'objectif,
l'objectif premier, l'objectif vital, c'était la paix.
Mettre en commun, notamment entre les Allemands et les Français,
ennemis de la veille, la gestion du charbon et de l'acier, c'est-à-dire
les principales armes pour faire la guerre, était certes
un acte économique mais aussi et avant tout un acte politique.
Dans le prolongement de cette première initiative, les
promoteurs de l'Europe ont voulu, pour dépasser les nationalismes
économiques, avancer à marche forcée vers
l'unification des marchés. Mais la primauté accordée
à l'économique a eu de profondes incidences sur
la manière de faire l'Europe. Unifier le marché,
c'est en effet unifier les conditions de concurrence et, inévitablement,
multiplier les directives uniformes pour régir aussi bien
les transports que les services publics, les assurances bâtiment
que la composition des produits alimentaires. Ce faisant, on donne
le sentiment d'ignorer les identités territoriales ou les
spécificités culturelles et d'enfermer les citoyens
européens dans un gigantesque carcan. Ainsi il y a trop
d'Europe réglementaire et, dans le même temps, faute
de projet de civilisation, faute de véritable débat
de société à l'échelle europénne,
il n'y a pas assez d'Europe.
Pour sortir de cette impasse,
il faut redéfinir les relations qui s'établissent
entre plusieurs niveaux de gouvernance, du continental au local.
Tant que la construction de l'unité européenne ne
s'accompagne pas de la reconnaissance de la diversité des
territoires, ce que l'on gagne en matière d'unité
semble perdu en matière de diversité et de cohérence
sociale et vice versa. Le jacobinisme à la française,
en privilégiant la cohérence, et la subsidiarité
à l'allemande, en privilégiant l'autonomie, n'apportent
pas de réponse satisfaisante à cette double exigence
d'unité et de diversité. On prétend dans
les deux cas résoudre le problème des relations
entre différents niveaux par un simple partage des compétences
entre eux. Or, aucun problème sérieux, à
commencer par celui de l'emploi ou de l'environnement, ne peut
plus être résolu aujourd'hui à un seul niveau.
Il faut donc mettre au cur de la construction européenne,
les modalités de relation entre différents niveaux
de gouvernance. Nous proposons pour cela, un nouveau principe
de gouvernance, le principe de "subsidiarité active
". Selon ce principe, les liens entre deux niveaux de gouvernance
doivent être exprimés en termes d'obligations de
résultat (les objectifs à atteindre) et non en termes
d'obligations de moyen (la manière uniforme d'y parvenir).
Ce principe devrait s'appliquer aussi bien aux relations entre
l'Europe et les Etats qui la composent qu'aux relations entre
les Etats et leurs collectivités territoriales. La politique
européenne de l'emploi esquissée au sommet de Luxembourg
va dans ce sens. L'échange d'expériences entre les
pays permet de définir des objectifs communs et de comprendre
les succès et les échecs. Sur ces bases, chaque
pays définit la meilleure manière d'atteindre les
objectifs.
Deuxième mutation : la
révision en profondeur des politiques actuelles. Les politiques
européennes ne correspondent plus aux réalités
de la société. L'exemple le plus flagrant est celui
de la Politique Agricole Commune. Elle a été définie
il y a 40 ans, quand le principal problème de l'Europe
était celui de son autosuffisance alimentaire et celle-ci
fut à l'époque, évaluée de façon
très fruste par la quantité de lait, de viande et
de blé produite. Depuis, elle a été modifiée
laborieusement, par une série de compromis, alors qu'elle
devrait faire l'objet d'un complet changement d'approche.
Le décalage est parfaitement
illustré par le cas de la France. L'activité agricole,
mesurée à l'aune de la valeur ajoutée, représente,
hors subventions, 2 % du produit national et 12 % du budget alimentaire
des familles. Le budget santé voisine les 20 % du produit
national et la totalité des transferts sociaux - services
publics, éducation, santé, prestations sociales,
retraites - représente près de 45 % du budget national.
La France grand pays agricole, grand pays exportateur ! Ne vivons
nous pas sur des représentations du passé ?
Pays agricole exportateur, cela
voudrait dire que le nombre d'hectares mobilisés pour notre
alimentation est inférieur au nombre d'hectares mobilisés
par notre agriculture or c'est faux. Nous nous prétendons
pays exportateur parce que nous regardons ce qu'on exporte mais
pas ce que l'on importe en amont, en tourteaux de soja et fourrages
en tous genres pour nourrir nos élevages. Philippe Pointereau
de l'association Solagro a fait le calcul et montre que lorsqu'on
compare importations e exportations de produits agricoles et forestiers,
la France est
déficitaire de 2 millions d'hectares
! Elle importe plus qu'elle n'exporte! Encore, cette évaluation
indulgente ne prend-elle pas en compte le budget énergétique
de la filière agro-alimentaire, de la production d'engrais
aux coûts de transports et de distribution sur des centaines
voire des milliers de kilomètres. Nous sommes finalement
plus dépendants de l'extérieur que nous n'avons
jamais été pour notre alimentation après
cinquante ans de progrès continus des rendements ! Mise
à part l'agriculture de qualité -les vins, les AOC,
les produits bio et artisanaux -, la grande agriculture est un
simple maillon d'une branche industrielle allant de l'agrochimie
au commerce à l'aval.
Le contexte dans lequel s'est
conçue, il y a quarante ans, la Politique Agricole Commune,
au cur de la construction européenne, n'a plus rien
à voir avec la situation actuelle. Et l'on ne peut donc
qu'être stupéfait de l'incapacité des pays
de l'Union à engager une réforme radicale de cette
politique. Comment l'expliquer ? Par le fonctionnement de la Commission
de Bruxelles ? Un peu, certes. Des territoires administratifs
se sont progressivement consolidés autour des différentes
politiques européennes Cela facilite bien notre schizophrénie
: la Politique Agricole Commune et la stratégie agressive
d'exportation peuvent déstabiliser les agricultures vivrières
africaines pendant que notre politique européenne de coopération
cherche à les consolider. Mais il serait trop facile de
faire porter le chapeau à la Commission. Ses initiatives
sont étroitement surveillées par les Etats Membres
et elle a souvent montré plus d'audace réformatrice
que ces derniers en matière de politique agricole. Le mal
est plus profond et tient aux mécanismes même de
la construction européenne dont la principale carence se
révèle au grand jour : il n'y a pas d'espace de
construction d'une véritable opinion publique européenne,
pas d'espace collectif de réflexion de la société
européenne sur son avenir.
Voilà donc une politique
agricole qui absorbe la moitié du budget européen,
qui exigerait une réforme radicale et dont la laborieuse
adaptation se négocie dans des rapports de force entre
pseudo intérêts nationaux - a-t-on consulté
les citoyens européens ou français sur ce qu'ils
attendaient aujourd'hui de notre agriculture ? - et entre lobbies
agro-alimentaires et agricoles, à coup d'arguments assénés
sans justification - la " vocation exportatrice de la France
" ? - de considérations si techniques que la population
n'y comprend goutte et de comptes d'épicier sur le "
taux de retour " des contributions de chaque pays membres
au budget de l'Europe. Si la démocratie consiste à
permettre au peuple de choisir et donc d'abord de comprendre,
voilà un magnifique exemple de confiscation de la démocratie.
Un changement radical s'impose.
Le Parlement et la Commission qui vont se mettre en place dans
les prochains mois s'honoreraient de le mettre en chantier au
plus vite sans attendre les pressions de nos partenaires de l'OMC.
Plus jamais une politique proprement agricole ne sera au cur
de l'Europe, pas plus qu'une politique du charbon et de l'acier
! La politique agricole doit être remplacée par une
politique des campagnes, de l'aménagement du territoire
et de l'alimentation qui, elle, intéresse toute la société
car elle intéresse les modes de vie, le temps libre, la
santé, l'éducation, la qualité de vie, la
culture, le troisième et le quatrième âge.
L'Europe est l'héritière d'une civilisation rurale
d'une prodigieuse richesse et diversité. L'Europe c'est
une histoire, un patrimoine, des paysages, des écosystèmes,
des traditions, des produits, des arts culinaires. C'est une certaine
manière de construire les relations entre l'homme et la
nature. Tout cela, une agriculture productiviste le nie et le
détruit. Tout cela, une globalisation économique
sans frein, l'intégrisme des marchés, une innovation
technologique sans contrôle le nient et le détruisent.
Repartons de principes simples
: à argent public, service public. C'est à la société
de redéfinir ses besoins et ses attentes à l'égard
des campagnes, des alimentations et des agricultures européennes
et de financer les acteurs - les agriculteurs et les autres- les
mieux à même de répondre à ces attentes.
Cette nouvelle politique sera, dans le domaine de la gouvernance,
un excellent champ d'application du principe de subsidiarité
active : les objectifs en seront définis au niveau européen
; leur mise en uvre sera aussi diversifiée que nos
campagnes et nos fromages.
Se révèle alors
la nécessité de la troisième mutation : la
mise en place d'un débat démocratique européen.
La Fondation Charles Léopold Mayer avec une vingtaine de
partenaires d'Espagne, de France, de Belgique, de Hollande, d'Angleterre
est précisément en train d'expérimenter les
modalités d'un tel débat. Du 25 au 30 Mai dernier
s'est tenue à Valence, en Espagne, une rencontre de personnes
de 22 pays européens, consacrée à une réflexion
collective sur l'avenir des campagnes, de l'alimentation et de
l'agriculture. Elle a été préparée
pendant les quatre mois précédents, par un forum
électronique intereuropéen. De cette rencontre,
particulièrement riche, on peut tirer une multitude de
leçons sur le mode de construction d'un débat citoyen
européen.
La première leçon,
la plus importante, a trait à la nécessité
d'aider les opinions européennes à se construire.
Trop souvent, on demande à l'opinion de l'exprimer. C'est
au mieux insuffisant et au pire hypocrite ! Nous disons que les
campagnes européennes doivent répondre aux besoins
et aux attentes de la société européenne
d'aujourd'hui et de demain. Mais ces attentes n'existent qu'en
creux. Elles ne sont pas nécessairement exprimées
et encore moins portées collectivement. Si la gestion des
campagnes européennes est susceptible d'apporter des réponses
pertinentes, passionnantes, nouvelles aux défis d'une société
vieillissante, à la cohésion sociale vacillante,
à la recherche d'un nouvel équilibre entre travail
et temps libre ; si l'on peut imaginer en faire un espace de formation
associant activités manuelle, intellectuelle et artistique
; si l'alimentation est au centre des politiques préventives
de santé ; si le tourisme peut-être repensé
cela
ne signifie pas pour autant que la société est organisée
pour formuler ces perspectives. Certains points de vue sont structurés
de longue date, celui des agriculteurs ou des écologistes
par exemple, mais d'autres, ceux des retraités, des chômeurs,
des enseignants ne sont pas formulés car les termes traditionnels
du débat les en excluait. La construction des opinions
prend du temps et exige des moyens. C'est une des conditions de
la création d'une scène démocratique européenne
et donc un domaine dans lequel le Parlement Européen devrait
s'investir.
La deuxième leçon
découle de la première. Elle a trait à la
construction même des termes du débat. Nous avons,
dans tout le processus de préparation de la rencontre de
Valence et au cours de la rencontre elle-même, consacré
beaucoup de temps à cette construction. La logique politique
usuelle consiste à confronter les points de vue sur des
questions prédéfinies. Et, en effet, si le débat
sur la PAC a été monopolisé par des cercles
d'initiés, c'est bien parce que les termes du débat
ne correspondaient pas aux préoccupations de la société
européenne.
La troisième leçon
a trait aux contours de l'Europe. L'Europe des citoyens ne se
réduit pas à l'Union Européenne, elle inclut
la Suisse et les pays d'Europe centrale et orientale. Le débat
citoyen européen ne doit pas se contenter de se calquer
sur les institutions actuelles, il doit affirmer l'unité
culturelle européenne. Les citoyens européens doivent
pouvoir méditer l'exemple de la nouvelle politique agricole
suisse ou redécouvrir, avant de vouloir les intégrer
dans notre modèle, les multiples agricultures paysannes
de l'ancien bloc soviétique, restées vivaces dans
certains pays et qui sont parfois plus proches que nous de l'agriculture
durable et multifonctionnelle vers laquelle nous souhaitons maintenant
nous tourner.
La quatrième leçon
a trait à l'usage des nouvelles techniques d'information
et de communication. L'Europe est infiniment diverse et la valorisation
de cette diversité, des langues, des histoires, des traditions
et des paysages fait précisément partie de l'identité
culturelle européenne. Pour préparer la rencontre
de Valence, nous avons mis en place un forum électronique
multilingue pour permettre une dialogue préalable et nous
avons pu vérifier qu'un forum électronique était
un moyen efficace de dialoguer. Les nouvelles technologies de
l'information sont une opportunité pour la démocratie.
La Commission Européenne devrait s'engager résolument
à en soutenir les usages citoyens. L'usage citoyen des
nouvelles technologies ne doit pas être seulement un objet
de discours.
La cinquième leçon
a trait à l'échange d'expériences. Grâce
à sa diversité même, l'Europe est un magnifique
espace d'innovations, souvent locales, qui préfigurent
les évolutions futures. Il faut faciliter la mise en réseau
de ces innovations, au plan européen.
En faisant de l'appui aux débats
citoyens européens une priorité de leur législature,
le Parlement et la Commission contribueraient de façon
décisive à lancer la nouvelle phase de construction
de l'Europe.