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Pierre Calame : Une nouvelle phase de construction de l'Europe
(juin 1999)

Projet d'article

Le récent sondage Le Monde Louis Harris sur les attitudes des Européens à l'égard de la construction européenne, publié dans toute la presse peu avant les élections du 13 juin, montre que les Européens veulent plus d'Europe mais une autre Europe.

C'est un encouragement pour tous ceux qui sont convaincus que la construction démocratique de l'Europe est une des plus magnifiques aventures politiques du siècle. C'est aussi un signe d'espoir pour tous ceux, aux quatre coins de la terre, qui savent qu'une gestion pacifique de la planète, au prochain siècle, passera par la construction d'entités régionales similaires à celle de l'Union Européenne et capables de coopération entre elles.

Avec la mise en place de la monnaie unique, la démission de la Commission, la relance du débat sur une défense européenne, l'abstention record aux dernières élections se clôt le premier cycle de construction de l'Europe. Edgar Pisani, ministre français de l'Agriculture au moment de la mise en place de la Politique Agricole Commune a, à ce sujet, une belle formule : c'est quand une politique a réussi qu'il faut en changer car elle a modifié le contexte qui lui a donné naissance. Cette maxime s'applique merveilleusement à l'Union Européenne tout entière. Sa première phase de construction doit beaucoup au génie visionnaire et tactique de Jean Monnet. Justement méfiant à l'égard des nationalismes et des souverainetés nationales qui avaient conduit l'Europe au bord du suicide avec deux guerres mondiales en un siècle, il avait conçu une Europe à effet de cliquet : un véhicule qui pouvait aller en avant mais pas en arrière. Le moteur, même lent, de la marche avant était assuré par le monopole de proposition dont jouissait la Commission Européenne. Sans cette Europe technocratique, il n'y aurait pas eu d'Europe du tout. Mais la méthode Monnet, parce qu'elle a réussi, parce qu'elle nous a amenés jusqu'à la monnaie unique, parce qu'elle a fait de l'Europe une réalité quotidienne pour tous ses citoyens, est devenu inadaptée au nouveau contexte qu'elle a créé.

Le repli sur des "souverainetés nationales", devenues plus formelles que réelles, offrirait encore moins de perspectives qu'il y a cinquante ans. La démocratie réduite à une vie politique centrée sur la scène nationale au point de faire des élections européennes ou régionales de simples tests de la popularité des partis, n'est pas à la hauteur des enjeux réels de nos sociétés.

Le sommet européen de Berlin de mars 1999, en particulier le compromis auquel il a abouti sur la réforme de la Politique Agricole Commune (PAC), est l'illustration de l'impasse dans laquelle se trouve l'Union soumise aux seules logiques nationales. Incapables de définir des enjeux communs en terme de d'emploi ou d'aménagement du territoire, les Etats n'ont abordé la renégociation de la PAC que sous l'angle de la captation d'un maximum de fonds européens. Il est douteux que de tels compromis puissent déboucher à terme, pour l'ensemble des Européens, sur une meilleure Europe. Mais, loin de nous encourager à un repli nationaliste, la crise morale des institutions européennes doit nous inciter au contraire à un renouvellement radical de la manière de construire l'Europe.

Je vois trois mutations nécessaires pour répondre aux aspirations de la société et entrer, avec le nouveau Parlement et la nouvelle Commission, dans une nouvelle phase de construction de l'Europe : une forme de gouvernance garantissant à la fois plus d'unité et plus de diversité ; une révision radicale des politiques européennes ; l'organisation d'un espace de débat citoyen en Europe.

Première mutation : une forme de gouvernance garantissant à la fois plus d'unité et plus de diversité. Cette nécessité est bien reflétée par le sentiment apparemment contradictoire de l'opinion, qui trouve tout à la fois qu'il y a trop d'Europe et pas assez d'Europe. Pour les fondateurs de l'Europe, l'économie était un moyen, non une fin en soi. L'objectif, l'objectif premier, l'objectif vital, c'était la paix. Mettre en commun, notamment entre les Allemands et les Français, ennemis de la veille, la gestion du charbon et de l'acier, c'est-à-dire les principales armes pour faire la guerre, était certes un acte économique mais aussi et avant tout un acte politique. Dans le prolongement de cette première initiative, les promoteurs de l'Europe ont voulu, pour dépasser les nationalismes économiques, avancer à marche forcée vers l'unification des marchés. Mais la primauté accordée à l'économique a eu de profondes incidences sur la manière de faire l'Europe. Unifier le marché, c'est en effet unifier les conditions de concurrence et, inévitablement, multiplier les directives uniformes pour régir aussi bien les transports que les services publics, les assurances bâtiment que la composition des produits alimentaires. Ce faisant, on donne le sentiment d'ignorer les identités territoriales ou les spécificités culturelles et d'enfermer les citoyens européens dans un gigantesque carcan. Ainsi il y a trop d'Europe réglementaire et, dans le même temps, faute de projet de civilisation, faute de véritable débat de société à l'échelle europénne, il n'y a pas assez d'Europe.

Pour sortir de cette impasse, il faut redéfinir les relations qui s'établissent entre plusieurs niveaux de gouvernance, du continental au local. Tant que la construction de l'unité européenne ne s'accompagne pas de la reconnaissance de la diversité des territoires, ce que l'on gagne en matière d'unité semble perdu en matière de diversité et de cohérence sociale et vice versa. Le jacobinisme à la française, en privilégiant la cohérence, et la subsidiarité à l'allemande, en privilégiant l'autonomie, n'apportent pas de réponse satisfaisante à cette double exigence d'unité et de diversité. On prétend dans les deux cas résoudre le problème des relations entre différents niveaux par un simple partage des compétences entre eux. Or, aucun problème sérieux, à commencer par celui de l'emploi ou de l'environnement, ne peut plus être résolu aujourd'hui à un seul niveau. Il faut donc mettre au cœur de la construction européenne, les modalités de relation entre différents niveaux de gouvernance. Nous proposons pour cela, un nouveau principe de gouvernance, le principe de "subsidiarité active ". Selon ce principe, les liens entre deux niveaux de gouvernance doivent être exprimés en termes d'obligations de résultat (les objectifs à atteindre) et non en termes d'obligations de moyen (la manière uniforme d'y parvenir). Ce principe devrait s'appliquer aussi bien aux relations entre l'Europe et les Etats qui la composent qu'aux relations entre les Etats et leurs collectivités territoriales. La politique européenne de l'emploi esquissée au sommet de Luxembourg va dans ce sens. L'échange d'expériences entre les pays permet de définir des objectifs communs et de comprendre les succès et les échecs. Sur ces bases, chaque pays définit la meilleure manière d'atteindre les objectifs.

Deuxième mutation : la révision en profondeur des politiques actuelles. Les politiques européennes ne correspondent plus aux réalités de la société. L'exemple le plus flagrant est celui de la Politique Agricole Commune. Elle a été définie il y a 40 ans, quand le principal problème de l'Europe était celui de son autosuffisance alimentaire et celle-ci fut à l'époque, évaluée de façon très fruste par la quantité de lait, de viande et de blé produite. Depuis, elle a été modifiée laborieusement, par une série de compromis, alors qu'elle devrait faire l'objet d'un complet changement d'approche.

Le décalage est parfaitement illustré par le cas de la France. L'activité agricole, mesurée à l'aune de la valeur ajoutée, représente, hors subventions, 2 % du produit national et 12 % du budget alimentaire des familles. Le budget santé voisine les 20 % du produit national et la totalité des transferts sociaux - services publics, éducation, santé, prestations sociales, retraites - représente près de 45 % du budget national. La France grand pays agricole, grand pays exportateur ! Ne vivons nous pas sur des représentations du passé ?

Pays agricole exportateur, cela voudrait dire que le nombre d'hectares mobilisés pour notre alimentation est inférieur au nombre d'hectares mobilisés par notre agriculture or c'est faux. Nous nous prétendons pays exportateur parce que nous regardons ce qu'on exporte mais pas ce que l'on importe en amont, en tourteaux de soja et fourrages en tous genres pour nourrir nos élevages. Philippe Pointereau de l'association Solagro a fait le calcul et montre que lorsqu'on compare importations e exportations de produits agricoles et forestiers, la France est… déficitaire de 2 millions d'hectares ! Elle importe plus qu'elle n'exporte! Encore, cette évaluation indulgente ne prend-elle pas en compte le budget énergétique de la filière agro-alimentaire, de la production d'engrais aux coûts de transports et de distribution sur des centaines voire des milliers de kilomètres. Nous sommes finalement plus dépendants de l'extérieur que nous n'avons jamais été pour notre alimentation après cinquante ans de progrès continus des rendements ! Mise à part l'agriculture de qualité -les vins, les AOC, les produits bio et artisanaux -, la grande agriculture est un simple maillon d'une branche industrielle allant de l'agrochimie au commerce à l'aval.

Le contexte dans lequel s'est conçue, il y a quarante ans, la Politique Agricole Commune, au cœur de la construction européenne, n'a plus rien à voir avec la situation actuelle. Et l'on ne peut donc qu'être stupéfait de l'incapacité des pays de l'Union à engager une réforme radicale de cette politique. Comment l'expliquer ? Par le fonctionnement de la Commission de Bruxelles ? Un peu, certes. Des territoires administratifs se sont progressivement consolidés autour des différentes politiques européennes Cela facilite bien notre schizophrénie : la Politique Agricole Commune et la stratégie agressive d'exportation peuvent déstabiliser les agricultures vivrières africaines pendant que notre politique européenne de coopération cherche à les consolider. Mais il serait trop facile de faire porter le chapeau à la Commission. Ses initiatives sont étroitement surveillées par les Etats Membres et elle a souvent montré plus d'audace réformatrice que ces derniers en matière de politique agricole. Le mal est plus profond et tient aux mécanismes même de la construction européenne dont la principale carence se révèle au grand jour : il n'y a pas d'espace de construction d'une véritable opinion publique européenne, pas d'espace collectif de réflexion de la société européenne sur son avenir.

Voilà donc une politique agricole qui absorbe la moitié du budget européen, qui exigerait une réforme radicale et dont la laborieuse adaptation se négocie dans des rapports de force entre pseudo intérêts nationaux - a-t-on consulté les citoyens européens ou français sur ce qu'ils attendaient aujourd'hui de notre agriculture ? - et entre lobbies agro-alimentaires et agricoles, à coup d'arguments assénés sans justification - la " vocation exportatrice de la France " ? - de considérations si techniques que la population n'y comprend goutte et de comptes d'épicier sur le " taux de retour " des contributions de chaque pays membres au budget de l'Europe. Si la démocratie consiste à permettre au peuple de choisir et donc d'abord de comprendre, voilà un magnifique exemple de confiscation de la démocratie.

Un changement radical s'impose. Le Parlement et la Commission qui vont se mettre en place dans les prochains mois s'honoreraient de le mettre en chantier au plus vite sans attendre les pressions de nos partenaires de l'OMC. Plus jamais une politique proprement agricole ne sera au cœur de l'Europe, pas plus qu'une politique du charbon et de l'acier ! La politique agricole doit être remplacée par une politique des campagnes, de l'aménagement du territoire et de l'alimentation qui, elle, intéresse toute la société car elle intéresse les modes de vie, le temps libre, la santé, l'éducation, la qualité de vie, la culture, le troisième et le quatrième âge. L'Europe est l'héritière d'une civilisation rurale d'une prodigieuse richesse et diversité. L'Europe c'est une histoire, un patrimoine, des paysages, des écosystèmes, des traditions, des produits, des arts culinaires. C'est une certaine manière de construire les relations entre l'homme et la nature. Tout cela, une agriculture productiviste le nie et le détruit. Tout cela, une globalisation économique sans frein, l'intégrisme des marchés, une innovation technologique sans contrôle le nient et le détruisent.

Repartons de principes simples : à argent public, service public. C'est à la société de redéfinir ses besoins et ses attentes à l'égard des campagnes, des alimentations et des agricultures européennes et de financer les acteurs - les agriculteurs et les autres- les mieux à même de répondre à ces attentes. Cette nouvelle politique sera, dans le domaine de la gouvernance, un excellent champ d'application du principe de subsidiarité active : les objectifs en seront définis au niveau européen ; leur mise en œuvre sera aussi diversifiée que nos campagnes et nos fromages.

Se révèle alors la nécessité de la troisième mutation : la mise en place d'un débat démocratique européen. La Fondation Charles Léopold Mayer avec une vingtaine de partenaires d'Espagne, de France, de Belgique, de Hollande, d'Angleterre est précisément en train d'expérimenter les modalités d'un tel débat. Du 25 au 30 Mai dernier s'est tenue à Valence, en Espagne, une rencontre de personnes de 22 pays européens, consacrée à une réflexion collective sur l'avenir des campagnes, de l'alimentation et de l'agriculture. Elle a été préparée pendant les quatre mois précédents, par un forum électronique intereuropéen. De cette rencontre, particulièrement riche, on peut tirer une multitude de leçons sur le mode de construction d'un débat citoyen européen.

La première leçon, la plus importante, a trait à la nécessité d'aider les opinions européennes à se construire. Trop souvent, on demande à l'opinion de l'exprimer. C'est au mieux insuffisant et au pire hypocrite ! Nous disons que les campagnes européennes doivent répondre aux besoins et aux attentes de la société européenne d'aujourd'hui et de demain. Mais ces attentes n'existent qu'en creux. Elles ne sont pas nécessairement exprimées et encore moins portées collectivement. Si la gestion des campagnes européennes est susceptible d'apporter des réponses pertinentes, passionnantes, nouvelles aux défis d'une société vieillissante, à la cohésion sociale vacillante, à la recherche d'un nouvel équilibre entre travail et temps libre ; si l'on peut imaginer en faire un espace de formation associant activités manuelle, intellectuelle et artistique ; si l'alimentation est au centre des politiques préventives de santé ; si le tourisme peut-être repensé…cela ne signifie pas pour autant que la société est organisée pour formuler ces perspectives. Certains points de vue sont structurés de longue date, celui des agriculteurs ou des écologistes par exemple, mais d'autres, ceux des retraités, des chômeurs, des enseignants ne sont pas formulés car les termes traditionnels du débat les en excluait. La construction des opinions prend du temps et exige des moyens. C'est une des conditions de la création d'une scène démocratique européenne et donc un domaine dans lequel le Parlement Européen devrait s'investir.

La deuxième leçon découle de la première. Elle a trait à la construction même des termes du débat. Nous avons, dans tout le processus de préparation de la rencontre de Valence et au cours de la rencontre elle-même, consacré beaucoup de temps à cette construction. La logique politique usuelle consiste à confronter les points de vue sur des questions prédéfinies. Et, en effet, si le débat sur la PAC a été monopolisé par des cercles d'initiés, c'est bien parce que les termes du débat ne correspondaient pas aux préoccupations de la société européenne.

La troisième leçon a trait aux contours de l'Europe. L'Europe des citoyens ne se réduit pas à l'Union Européenne, elle inclut la Suisse et les pays d'Europe centrale et orientale. Le débat citoyen européen ne doit pas se contenter de se calquer sur les institutions actuelles, il doit affirmer l'unité culturelle européenne. Les citoyens européens doivent pouvoir méditer l'exemple de la nouvelle politique agricole suisse ou redécouvrir, avant de vouloir les intégrer dans notre modèle, les multiples agricultures paysannes de l'ancien bloc soviétique, restées vivaces dans certains pays et qui sont parfois plus proches que nous de l'agriculture durable et multifonctionnelle vers laquelle nous souhaitons maintenant nous tourner.

La quatrième leçon a trait à l'usage des nouvelles techniques d'information et de communication. L'Europe est infiniment diverse et la valorisation de cette diversité, des langues, des histoires, des traditions et des paysages fait précisément partie de l'identité culturelle européenne. Pour préparer la rencontre de Valence, nous avons mis en place un forum électronique multilingue pour permettre une dialogue préalable et nous avons pu vérifier qu'un forum électronique était un moyen efficace de dialoguer. Les nouvelles technologies de l'information sont une opportunité pour la démocratie. La Commission Européenne devrait s'engager résolument à en soutenir les usages citoyens. L'usage citoyen des nouvelles technologies ne doit pas être seulement un objet de discours.

La cinquième leçon a trait à l'échange d'expériences. Grâce à sa diversité même, l'Europe est un magnifique espace d'innovations, souvent locales, qui préfigurent les évolutions futures. Il faut faciliter la mise en réseau de ces innovations, au plan européen.

En faisant de l'appui aux débats citoyens européens une priorité de leur législature, le Parlement et la Commission contribueraient de façon décisive à lancer la nouvelle phase de construction de l'Europe.

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