André Fontaine, dans
Le Monde du Samedi 6 janvier 2001 plaide ardemment pour la relance
du débat européen. C'est nécessaire et urgent
souligne-t-il d'une part, pour l'Europe elle-même et d'autre
part pour son rôle dans le monde. Je partage son diagnostic.
Mais il faut aller plus loin dans le remède. Pour relancer
le débat européen, il faut à la fois retourner
aux sources, ne pas se tromper d'époque et le fonder sur
de nouvelles bases. Il cite une phrase de Jacques Chirac : "pour
faire l'Europe, il faut une volonté et une vision, et aujourd'hui
les visionnaires sont fatigués". Je ne crois pas précisément
que les visionnaires soient fatigués. J'en connais des
quantités bourrés d'énergie. Simplement,
ce n'est pas, ou plus, sur les scènes politiques nationales
qu'on peut les trouver.
Nicole Fontaine, Présidente
du Parlement Européen, déclare également
- je cite l'article d'André Fontaine - "le problème
est surtout qu'on assiste, chez les hommes politiques, à
une sorte de renationalisation des esprits". Cette nationalisation
des esprits politiques, Jean Monnet la connaissait par cur.
On lui reproche a posteriori d'avoir bâti une Europe technocratique.
Il savait surtout, par expérience historique, que l'Europe
ne pouvait pas naître de la simple confrontation d'intérêts
nationaux et que la scène politique classique de l'Europe
n'était pas capable d'exprimer durablement autre chose
que des intérêts nationaux. C'est pourquoi, vouloir
assurer l'équilibre démocratique de l'Europe par
le renforcement d'un Parlement Européen élu sur
une base strictement nationale et donc avec un personnel qui,
sauf exception, lorgnera toujours plus en direction de la vie
politique nationale qu'en direction de la construction européenne,
c'est s'enfermer dans une impasse. Les visionnaires de l'Europe
sont tous ceux qui, dans les forces vives des sociétés,
sentent les défis de la mondialisation, expriment la volonté
de construire cette mondialisation autrement, veulent bâtir
un projet de civilisation européenne avec ce qu'il a de
spécifique, convaincus que ce projet a tout son sens et
toute sa place dans le système planétaire en train
de se construire. Les visionnaires, ce sont tous ceux qui sentent
bien que si l'on veut redonner ses lettres de noblesse à
la politique, il faut sortir de la fiction de souverainetés
nationales pour construire des espaces politiques à l'échelle
des enjeux du monde.
La première et grave erreur
dans la construction de l'Europe a donc été de privilégier
dans l'effort de démocratisation le canal politique national
classique au lieu de consacrer des efforts à construire
une opinion publique européenne capable de se saisir des
vrais enjeux de l'époque et de les mettre en débat
en sortant de la construction factice d'intérêts
nationaux. Les échecs répétitifs d'une refonte
radicale de la politique agricole européenne illustrent
bien l'impasse. Là où il faudrait mettre au centre
du débat européen la vocation de ses espaces ruraux,
la qualité de l'alimentation, l'éthique du vivant,
la gestion de l'environnement, les relations entre villes et campagnes,
les rapports entre l'Europe et le reste du monde, toutes questions
où les intérêts et les visions mériteraient
de se construire au niveau européen, en intégrant
les pays candidats à l'entrée dans l'Union ; là
où l'urgence serait de construire l'espace public de débat
européen où pourraient s'élaborer les nouveaux
enjeux et les nouvelles alliances, on s'entête à
commencer par construire des pseudo intérêts nationaux,
par une négociation d'ailleurs opaque entre les intérêts
contradictoires en présence, et on fait se confronter ces
pseudo intérêts nationaux sur la scène européenne,
en rameutant les opinions publiques derrière notre drapeau.
Quelle victoire idéologique pour Margaret Thatcher!
Cette renationalisation des esprits
politiques et, progressivement, de l'opinion publique vient aussi
d'une autre crise, celle de la gouvernance européenne.
Elle découle des facteurs précédents. , mais
elle résulte du peu de soin apporté à la
construction de l'administration européenne au regard de
l'énorme croissance de ses responsabilités. Ayant
eu, en 1998 et 1999, à animer à la demande du Parlement
Européen une évaluation collective de la Coopération
Européenne avec les pays d'Afrique, Caraïbes et Pacifique
(les pays ACP), j'ai pu constater le déficit de réflexion
et de vision sur le management public européen. Et ce n'est
pas la réforme purement gestionnaire entreprise par le
vice-président de la Commission Neil Kinnock qui permettra
de faire face à la perte de légitimité et
d'efficacité de la Commission, perte qu'elle reconnaît
elle-même dans ses rapports internes.
Si l'on veut relancer le débat
européen, il faut prendre de front ces deux dimensions
de la construction de la démocratie européenne et
de la réforme du management européen, et saisir
notamment pour cela l'occasion du débat sur le livre blanc
de la gouvernance européenne qu'a lancé Romano Prodi.
Mais, sur quelle vision bâtir
cette nouvelle gouvernance européenne ? Là aussi,
il ne faut pas se tromper d'époque. Je suis frappé,
depuis longtemps déjà, par le fait que les euro
sceptiques coalisent, coagulent, des tendances apparemment contradictoires
: ceux qui pensent qu'il n'y a pas assez d'Europe, que l'Europe
perd son âme en se réduisant à un grand marché,
et ceux qui trouvent qu'il y a trop d'Europe, que les citoyens
sont de plus en plus emprisonnés dans le filet d'innombrables
directives européennes imposant à nos fromages,
à nos marchés, à nos outils, à nos
modes de vie, d'innombrables directives uniformisantes. Le paradoxe
de cette coalition n'est qu'apparent. Les deux tendances se rejoignent
pour dire : faisons l'Europe autrement ; on peut parvenir à
une plus grande unité de civilisation avec plus de diversité.
Et d'ailleurs, vu des autres continents, c'est le véritable
potentiel de l'Europe, sa formidable promesse pour une future
gouvernance mondiale que cette volonté d'unité dans
le respect de la diversité. La directive uniforme est,
appliquée à une politique de civilisation, la plus
mauvaise manière de conjuguer unité et diversité.
Malheureusement, comme souvent dans l'histoire, on perpétue
une pratique quand sa nécessité en a disparu. Je
m'explique. Les pères de l'Europe ont pensé, et
je crois qu'ils avaient raison à l'époque, que la
création d'un espace de solidarité économique
constituait, après l'échec de la Communauté
Européenne de défense, le seul moyen de faire les
premiers pas de la construction européenne. Mais le but
n'a jamais été l'unité économique
en elle-même ; le but a toujours été avant
tout la construction d'une paix durable. Pour unifier un espace
économique, on n'échappe pas à l'unification
des règles de concurrence. D'où la nécessité
de créer un espace économique homogène par
des directives. Mais il n'en va plus de même quand il s'agit
de construire l'unité dans la diversité dans d'autres
domaines : la culture, la cohésion sociale, l'emploi, les
politiques d'environnement, etc. Il faut alors , du local au global,
de la commune à l'Europe, fonder la gouvernance sur un
tout autre principe, celui de la subsidiarité active.
Ce ne sont pas des obligations
de moyens qu'il faut énoncer mais des obligations de résultats,
à partir d'une mutualisation des expériences. Ce
mouvement a été entrepris avec le sommet du Luxembourg
sur l'emploi mais, curieusement, les fonctionnaires européens
eux-mêmes ne semblent pas en avoir perçu la portée.