Pierre Calame : Le principe de subsidiarité
active : concilier unité et diversité
(fév 1996)
Concilier unité et diversité
1- Résumé
|
La "subsidiarité active" est une
philosophie et une pratique de la gouvernance qui part d'une
nécessité essentielle du monde moderne : concilier
l'unité et la diversité.
Notre monde est à la fois
profondément interdépendant et infiniment divers.
Cette interdépendance nous unit. La mondialisation des échanges
de biens, de services d'informations, d'argent la renforce chaque
jour un peu plus. L'emprise des hommes sur la biosphère et
les risques de déséquilibre qui en résultent
obligent à une gestion commune du bien commun dont la fragilité
est chaque jour plus évidente. Mais la diversité infinie
des milieux écologiques, culturels et sociaux nous enrichit.
Plus le monde devient village, plus la technique se dématérialise,
plus l'économie se mondialise et plus se confirme l'importance
de territoires et de "milieux" capables de cohésion,
d'initiative, de partenariat, d'innovation, de mobilisation, d'adaptation
fine au "terrain", de responsabilisation.
Les très grandes entreprises,
seuls acteurs actuellement à l'échelle de la mondialisation,
ont eu à inventer des modes d'organisation respectant cette
double exigence d'unité et de diversité. Elles l'ont
fait de mille manières, en centralisant la stratégie
et en décentralisant les responsabilités opérationnelles,
en faisant circuler les expériences et les savoirs par la
circulation des hommes, en créant des espaces d'autonomie
en leur sein, en décomposant les grands systèmes en
unités à taille humaine, en uniformisant par des procédures
et des règles de contrôle plutôt qu'en homogénisant
les manières de faire, etc... mais leur problème est
plus simple que celui de l'action publique.
Pour celle-ci, la conjugaison de
l'unité et de la diversité pose des problèmes
profondément nouveaux. Aucun problème important ne
trouve de solution satisfaisante à une seule échelle
: dans l'avenir, le partage des compétences sera l'exception
et l'articulation des compétences, la règle.
Or, science politique et traditions
administratives sont muettes face à cette nouvelle situation.
Traditionnellement elles proposent, pour organiser les responsabilités
aux différentes échelles, une alternative : jacobinisme
ou subsidiarité.
Pour le jacobin, l'unité
est première. La nation, une et indivisible, est le seul
corps politique légitime. La souveraineté est au peuple.
L'égalité est la règle. Elle s'exprime concrètement
par l'uniformité pour ainsi dire géométrique
des formes de l'action publique sur tout le territoire. Mais, de
ce fait, l'action publique est par essence normalisée, compartimentée
et s'adresse à des "individus" pris isolément,
tour à tour citoyens, administrés, bénéficiaires,
usagers. Le fonctionnaire loyal est (en principe) un fonctionnaire
transparent appliquant aux citoyens les règles définies
par les élus des citoyens, réunis en Assemblée
Nationale.
Ces règles sont autant "d'obligations
de moyens" définissant comment il faut faire les choses
et non quels objectifs il faut poursuivre. Comment, dans ces conditions,
prendre en compte la diversité ? En décentralisant,
en reportant à d'autres niveaux des blocs de compétence
(le mot veut bien dire ce qu'il veut dire), constituant une sorte
de démembrement de la responsabilité nationale.
L'action publique est la résultante, la superposition sur
le terrain des compétences exercées à différents
niveaux. La coopération entre ces niveaux se fait souvent
à travers des êtres hybrides, nécessaires mais
complexes, des co-financements, par lesquels les deux systèmes
vérifient leur convergence.
Pour les tenants de la subsidiarité,
c'est au contraire la diversité qui est première,
comme est première la libre association de petits groupes
liés par des idéaux et intérêts communs.
La puissance publique, son intrusion dans la vie privée des
individus et des groupes, est un mal nécessaire mais un mal
qu'il faut réduire autant que possible, aux empiétements
de laquelle il faut sans cesse résister. On délègue
cette souveraineté, qui appartient de droit au peuple, à
une communauté de plus en plus large au fur et à mesure
que s'imposent les nécessités de l'interdépendance.
Au niveau européen, l'alternative
du jacobinisme et de la subsidiarité se traduit par le choc
entre tenants de l'intergouvernementalité et du fédéralisme.
Pour les premiers, la supranationalité est un mal, la négation
du caractère sacré et indivisible de la nation. A
leurs yeux, la seule solution est la négociation, le pacte,
le traité entre nations souveraines. Pour les seconds, la
supranationalité résulte du constat pragmatique que
l'ampleur des interdépendances dans le monde d'aujourd'hui
exige qu'une cohérence et une stratégie soient définies
à un niveau "régional", le niveau "national"
étant décidément trop étriqué.
Mais les deux systèmes ont
en commun de ne concevoir les compétences qu'en termes de
répartition, y voyant le seul moyen de parvenir à
une clarté des responsabilités, condition théorique
de la sanction citoyenne par le vote. Malheureusement, les réalités
acceptent de moins en moins de se plier à ces édifices
théoriques et il faut un jour ou l'autre accepter comme une
donnée fondamentale la gestion de la complexité
du monde moderne, fait d'une combinaison de "milieux"
et de "réseaux" dont aucun n'est clos.
Il est significatif que la désillusion
à l'égard du monde politique s'exprime dans des termes
voisins aux différentes échelles de l'Europe à
l'agglomération : trop de bureaucratie, trop d'enchevêtrement
des procédures et pas assez de cohérence, pas assez
de projet collectif. C'est à ce défi à la fois
théorique et pratique que prétend répondre
la notion de subsidiarité active.
Subsidiarité parce
que l'on affirme fermement que la pertinence de l'action publique
ne se trouve qu'à la base, dans une appréhension globale
et partenariale d'une réalité elle-même globale
et systémique qui ne se laisse pas découper en tranches.
Parce que l'on affirme fermement que c'est à travers la pratique
de projets partagés que peuvent se constituer des "milieux"
dynamiques et se tisser la trame d'une société où
les individus ne soient pas atomisés. Mais pourquoi subsidiarité
active ? Active parce que l'on reconnaît que dans un monde
interdépendant l'articulation des échelles
est la règle et que, au rebours des blocs de compétence,
les niveaux de formulation des stratégies sont variés
et dissociés des niveaux de la gestion quotidienne.
Active aussi parce que l'on ne
croit pas que les logiques des niveaux supérieurs peuvent
se résumer par des obligations de moyens ou des règles
juridiques mais se traduisent à la base par une négociation
permanente et des partenariats. Active parce que l'expression
des intérêts dont sont garants les "niveaux supérieurs"
ne se fait pas par la mise en oeuvre de règles uniformes
s'appliquant à des individus isolés, mais par la formulation
d'obligations de résultats.
Ces obligations de résultats
s'adressent à la communauté des partenaires
- fonctionnaires d'Etat, fonctionnaires territoriaux, acteurs privés
économiques et associatifs -. Elles contraignent à
une pratique partenariale et créent un apprentissage permanent
de la pertinence et de la recherche de sens : l'action
n'est plus jaugée en référence à ses
formes extérieures mais à la manière dont
elle a été définie et mise en oeuvre localement,
en double référence aux finalités poursuivies
(dont certaines sont formulées par des instances régionales
ou nationales) et aux réalités spécifiques
de chaque contexte.
On a parlé d'intérêts
dont sont garants les "niveaux supérieurs". Cette
supériorité ne doit être entendue qu'à
son sens géographique - une plus grande échelle -
et non au sens "d'intérêt supérieur de
la nation". Il n'y a donc pas de "savoir supérieur"
transcendant le local et dont la science ou la légitimité
immanente permettrait de définir dans l'abstrait des obligations
de résultat. Non. Ces obligations de résultat se construisent
à la lumière de l'expérience, par une mise
en commun des expériences locales.
La subsidiarité active
implique une élaboration collective et continue des obligations
de résultats. Elaboration Collective parce que c'est
la confrontation d'acteurs engagés dans l'action concrète
qui permet de dégager une philosophie générale
de l'action. Elaboration Continue parce que cette philosophie
est en perpétuelle révision à la lumière
de l'expérience. Dans une telle dynamique, l'administration
centrale de l'Etat ne tire pas sa légitimité de l'autorité
hiérarchique, exercée par l'édiction de normes
générales, mais de son aptitude à animer
un travail en réseau où sont impliquées
différentes catégories d'acteurs.
Révolutions conceptuelle
et pratique sont indissociables. Elles conditionnent en France la
capacité à réformer l'Etat.
Le texte qui suit raconte, en utilisant
une perspective résolument personnelle et chronologique,
comment j'en suis arrivé à la conclusion que ce concept
de subsidiarité active était à la fois théoriquement
nécessaire et pratiquement opérationnel.
|
2- Subsidiarité active : la genèse
des concepts
L'Europe, l'exclusion sociale
et l'échange d'expériences
|
J'ai utilisé le mot "subsidiarité
active" pour la première fois en mai 1993 en préparant
le séminaire européen de Copenhague sur l'exclusion
sociale. Depuis 1989 et l'organisation d'une première rencontre
des Ministres du Logement européens sur le thème du
logement des plus démunis, j'avais été amené
à travailler au niveau européen. Le cas du logement
en Europe est extrêmement intéressant. Nul ne nie le
lien étroit entre logement et exclusion sociale. L'idée
d'un véritable droit au logement, y compris pour les plus
pauvres, semble s'imposer dans toute l'Europe. Mais, en même
temps, le logement ne fait pas partie des compétences de
la Commission européenne et, de surcroît, la répartition
des compétences sur le logement entre les différents
niveaux territoriaux est éminemment variable d'un pays à
l'autre. Parfois c'est l'Etat, parfois ce sont les régions,
parfois ce sont les collectivités locales de base qui ont
un rôle moteur, mais toujours le résultat final, les
conditions de logement des personnes et en particulier des plus
pauvres, sont déterminés par la combinaison d'actions
et de financements des différents niveaux. En conséquence,
que signifie concrètement le fait d'énoncer le droit
au logement au niveau européen ? Aucune norme, aucune directive
s'imposant aux Etats ne permettra d'atteindre un quelconque résultat.
Faut-il pour autant renoncer à ce que l'Europe, en tant que
communauté humaine, ait l'ambition d'affirmer un droit au
logement ? Nous ne le croyons pas. Il se trouve que pour tirer parti
de la diversité de nos réalités européennes,
nous avions, à l'issue de la rencontre des Ministres de 1989,
créé avec différents réseaux la Charte
Européenne pour le droit à habiter et la lutte contre
l'exclusion et que celle-ci, dès l'origine, a fondé
sa méthode de travail sur l'échange d'expériences.
Cela nous avait permis de découvrir que le détour
par l'expérience des autres enrichissait chacun d'entre nous
alors même que les contextes étaient profondément
différents et que les "solutions" trouvées
dans un pays n'étaient donc pas transposables. Ce qui est
transposable ce n'est pas les réponses, ce sont les questions
: c'est l'identification par confrontation d'expériences
des difficultés communes, c'est cette identification
qui permet d'élaborer ce que nous avons appelé le
"cahier des charges des politiques européennes du logement".
|
Une "troisième voie"
entre
jacobinisme et subsidiarité
|
Au séminaire européen
de Copenhague sur l'exclusion, je me trouvais être rapporteur
du groupe de travail sur l'extension des droits des plus démunis.
Un débat très vif sur la notion de droits économiques
et sociaux avait opposé experts latins d'un côté,
germaniques ou anglo-saxons de l'autre. Pour les Allemands en particulier,
l'affichage constitutionnel de droits sociaux, à l'échelle
européenne ou nationale, était un abus de langage
puisque la réunion des conditions économiques et sociales
d'exercice de ces droits était chez eux de la compétence
des Landers ou des villes et qu'en conséquence on énonçait
un droit creux, sans véritable recours des prétendus
bénéficiaires de ces droits à l'encontre d'un
tiers. J'ai vu alors s'affronter les visions jacobine et germanique
de l'Etat. Dans cet affrontement, la subsidiarité était
au coeur de la discussion. Il m'est apparu alors clairement que
l'alternative entre jacobinisme et subsidiarité ne correspondait
plus aux réalités de notre temps, précisément
parce que dans le domaine de l'exclusion sociale, la situation
et les politiques sont nécessairement la combinaison d'actions
et d'initiatives de tous niveaux, depuis celles des exclus eux-mêmes
jusqu'à celles de l'Europe en passant par les associations,
les collectivités locales de base, les régions, etc...
Il m'apparut alors que cette inadaptation des concepts maniés
par les juristes qui dominent la scène européenne
était à la source de bien des blocages en Europe.
En effet, je voyais monter un mouvement anti-européen paradoxal.
Paradoxal parce qu'il réunissait deux critiques en apparence
contradictoires : trop d'Europe d'un côté, trop de
directives, un carcan trop tatillon compliquant et bridant toute
activité et toute initiative et de l'autre, pas assez d'Europe,
un déficit de projet de société à l'échelle
de l'Europe, l'absence de compétence de l'Europe sur des
questions culturelles, sociales et politiques seules de nature à
donner à l'Europe un rayonnement à l'échelle
de son pouvoir économique de fait. Si ces deux critiques
contradictoires s'unissaient, n'était-ce pas parce que la
forme même des liens entre l'Europe et les collectivités
territoriales de niveau inférieur était inadéquate
aux problèmes ? Pourquoi ne pas s'inspirer des formes développées
dans d'autres grandes organisations pour concevoir la nécessaire
combinaison de l'unité et de la diversité ? C'est
en gros dans ces termes qu'est formulée en 1993 la "proposition
de déclaration solennelle sur l'Europe" que j'avais
remis à Jacques Delors.
|
Le parallèle entre la
situation de l'Europe et la situation des agglomérations
françaises
|
J'étais d'autant plus sensible
à ces contradictions de l'Europe qu'elles me rappellaient
point par point les blocages de l'urbanisme et de la planification
urbaine en France tels que je les ai vécus de 1968 à
1983. En France, l'espace des interdépendances réelles
économiques, techniques, sociales, culturelles s'organise
à l'échelle des agglomérations et, en milieu
rural, à l'échelle des pays. Toutes les villes
françaises d'une certaine taille sont multi-communales. L'agglomération
parisienne, à elle seule, regroupe plus de 600 communes.
Dans la plupart des villes, par un héritage de l'histoire,
la commune centre est la plus grande et la plus peuplée mais
dès les années 1960 et 1970, la commune centre, sauf
quelques exceptions comme Marseille et Toulouse, n'abritent pas
la majorité de la population et l'essentiel de la croissance
se situe sur des communes périphériques de plus en
plus lointaines avec le phénomène d'urbanisation c'est-à-dire
le développement de la résidence principale à
la campagne.
Toute l'Europe, de l'après-guerre
aux années 1970, a été traversée par
des débats sur l'organisation des villes. Il était
clair en effet que les réseaux de transports, les marchés
fonciers, les marchés du logement ne pouvaient plus être
organisés à l'échelle territoriale de la ville
pré-industrielle, antérieure au développement
de la voiture. Dans un certain nombre de pays ces questions ont
été résolues après la guerre mondiale,
par des fusions de communes. Ce mouvement, qui semblait irrésistible
dans les années 60, a rencontré une vive résistance
en France où l'échelon de la commune apparaissait
dans l'esprit de tous comme celui même de la démocratie
locale. 36 000 communes représentent 500 000 conseillers
municipaux, pour l'essentiel bénévoles, dont l'activité
représente une trame majeure de l'activité associative
et de la citoyenneté en France. De fait, dans l'histoire
française, seuls les régimes autoritaires, en particulier
le Second Empire et le régime de Vichy, ont réussi
des fusions de communes, le Second Empire créant en particulier
le Paris que nous connaissons actuellement. Or, les débats
sur l'organisation des agglomérations ressemblent comme deux
gouttes d'eau aux débats sur l'Europe. Le problème
institutionnel auquel nous avions à faire face dans le monde
moderne m'apparaissait donc comme un problème fractal
: l'agencement des structures territoriales entre elles pose des
problèmes identiques depuis la toute petite échelle
jusqu'à la très grande échelle, depuis le quartier
jusqu'au monde entier. D'où l'importance d'asseoir
l'agencement de ces structures sur des concepts adaptés aux
problèmes à résoudre, ce qui n'est pas
le cas. Le débat traîne en France de décennie
en décennie. Beaucoup de systèmes ont été
utilisés et il n'est pas de gouvernement qui ne remette la
coopération inter-communale et la réforme de la fiscalité
locale à l'ordre du jour pour les passer ensuite "comme
une patate chaude", comme disent les latino-américains,
au gouvernement suivant, faute de l'avoir résolue. C'est
qu'en effet nous nous enfermons dans une contradiction liée
à de mauvais concepts : enfermés dans une vision
de la répartition des compétences, nous avons du mal
aussi bien au niveau européen qu'au niveau de l'agglomération
à concevoir le combinaison de l'action aux différents
niveaux, la souveraineté partagée parce que nous
avons le sentiment confus que cela soustrait la gestion locale à
une juste évaluation par les électeurs. Idée
saugrenue si l'on songe que les campagnes électorales de
niveau local comme de niveau national passent maintenant leur temps
à "renvoyer à d'autres" - à la mondialisation,
à l'Europe, à l'Etat - la responsabilité de
ce qui va mal pour s'adjuger la responsabilité de ce qui
va bien.
|
La difficulté des procédures
uniformes à s'adapter à la
diversité des réalités
|
Vues avec le recul du temps, les
réflexions qui ont mené à la notion de subsidiarité
active ont commencé très tôt au cours de ma
carrière professionnelle. A partir de 1970, je me suis en
effet trouvé engagé, d'abord comme chargé d'études
ensuite comme ingénieur d'arrondissement du Ministère
de l'Equipement, dans la région de Valenciennes dans le Nord
de la France. Ma première activité a porté
sur l'élaboration de ce que l'on appelait à l'époque
les programmes de modernisation et d'équipement (PME) c'est-à-dire
l'effort de programmation des équipements collectifs nécessaires
pour accompagner le développement urbain. Cette élaboration
était elle-même reliée à celle du Schéma
Directeur d'Aménagement et d'Urbanisme (SDAU). Dans les deux
cas existaient des procédures nationales. Elles avaient été
élaborées au cours de la décennie précédente
pour faire face à un développement urbain rapide auquel
les institutions traditionnelles, notamment communales, n'étaient
pas préparées. Les services de l'Equipement avaient
en charge la mise en oeuvre ces procédures. Mais le Valenciennois
était un cas atypique. Le problème n'y était
pas d'accompagner une croissance urbaine rapide mais de se préparer
à faire face à une crise industrielle violente. La
prospérité de l'arrondissement, en effet, reposait
sur un trépied économique, les mines de charbon, la
sidérurgie et la grosse métallurgie. Chacun de ces
pieds était vermoulu. Nous étions donc confrontés
à un défi : utiliser, pour préparer une reconversion
qui se promettait d'être très douloureuse, des procédures
qui n'avaient été conçues à cette fin.
Ce défi n'interpellait pas seulement les procédures
mais aussi les pratiques administratives. Il contraignait à
repenser les rapports entre administrations sectorielles.
En effet, lorsqu'une région bénéficie d'une
dynamique de croissance presque exogène, indépendante
de la dynamique propre du milieu local, l'Etat et les collectivités
territoriales peuvent accompagner la croissance par des équipements
collectifs. La segmentation des administrations et des services,
certes regrettable, reste alors supportable : on additionne des
routes, des écoles, des espaces verts, des logements et cela
produit quelque chose de médiocre mais d'à peu près
cohérent car la cohérence est donnée par la
croissance même, qui entraîne les équipements
dans son sillage. Dans une situation de crise, il en va tout autrement.
L'action de l'Etat et des collectivités territoriales
doit se recomposer autour de cette crise elle-même.
Nous avions à l'époque
un slogan qui résume le propos en deux mots : le schéma
directeur d'aménagement et d'urbanisme ne pouvait pas se
contenter d'être un dessin, ce devait être un dessein
pour l'avenir de la région. Dans ces conditions, les fonctionnaires
que nous étions ne pouvaient sans hypocrisie se définir
comme les simples maîtres d'oeuvre de procédures nationales.
Ils devaient, au nom de l'Etat, jouer leur partie et assumer
leur pouvoir, dont ils disposaient de fait par les moyens financiers
qu'ils maniaient, par la compétence qui leur était
reconnue ou par leur pouvoir juridique et réglementaire,
au service d'un projet commun. Ils devaient, en un mot, passer
d'une obligation de moyens à une obligation de résultats.
|
La recherche de sens
et l'importance de la
jurisprudence locale
|
Dans le Valenciennois des années
70 - c'était avant la décentralisation -, je délivrais
les permis de construire. Cette activité m'a passionné.
Elle a en général mauvaise presse dans une administration
de l'Equipement. Les instructeurs de permis de construire y sont
assez volontiers perçus comme des bureaucrates appliquant
de façon quasi automatique des règlements. Pourtant,
je me suis très vite rendu compte de la difficulté
de leur mission. En effet, le code de l'urbanisme, au nom de l'unité
du territoire et de l'égalité des citoyens devant
la loi, définit des règles au niveau national. Toujours
le principe d'unité. Mais comme les territoires sont infiniment
divers, il faut bien tenir compte des vocations de chacune de leurs
parties et c'est le rôle des Plans d'Occupation des Sols (POS)
qui définissent un règlement par zone. A partir de
là, en apparence, tout est réglé. Règlement
national d'urbanisme plus règlement du plan d'occupation
des sols semblent suffire à déterminer sans équivoque
ce qui est permis et ce qui ne l'est pas. C'est vrai dans 80 % des
cas. Mais les règlements locaux, même fins, n'arrivent
pas à épuiser l'infinie diversité des situations,
notamment parce qu'il faut aussi faire la part d'appréciations
qualitatives comme l'adaptation d'un projet au site. Un règlement
de zone, aussi fin soit-il, est une obligation de moyens, alors
que la réalisation d'un urbanisme agréable est une
obligation de résultats. Je dus donc constater avec les instructeurs
de permis de construire que dès lors qu'ils commençaient
à se passionner pour le résultat final, ils étaient
confrontés à des dilemmes fréquents. Fallait-il
autoriser ? Fallait-il interdire ? Le règlement nous laissait
les deux possibilités. A partir de 1976, nous avons progressé
grâce à l'établissement d'une jurisprudence
locale. J'avais eu cette idée à la lecture des
lettres de protestation que je recevais de personnes à qui
on avait refusé le permis de construire ou au contraire,
de voisins choqués de ce que l'on autorisait. La plupart
de ces lettres portaient pour l'essentiel sur l'inégalité
des citoyens devant la loi. Cet argument me touchait beaucoup.
Et les gens, pour la plupart, admettent que la puissance publique
s'oppose a leur propre projet au nom de l'intérêt général
mais ne supportent pas le sentiment de l'injustice, de l'inégalité
de traitement. Un défi majeur pour l'Administration est
de rendre compatible l'adaptation à l'infinie diversité
des contextes (au sens strict du terme : aucune parcelle ne
ressemble à aucune autre) et l'égalité de
traitement des citoyens. La seule manière d'apporter
une réponse satisfaisante n'est ni de nier la diversité
pour faire prévaloir l'égalité ni d'admettre
l'arbitraire pour faire prévaloir la diversité mais
d'élaborer une jurisprudence publique. Cette jurisprudence
a été construite par la confrontation de nos propres
démarches face à la diversité des situations.
Chaque vendredi matin, je réunissais l'ensemble des personnes
concernées par l'instruction du permis de construire dans
les différentes zones de l'arrondissement et nous examinions
ensemble les cas "difficiles", une dizaine par semaine
environ. Nous élaborions collectivement la décision
à prendre en veillant à rédiger la jurisprudence
pour nous assurer que nous aurions la même démarche
si un cas semblable se présentait. Au cours de la première
année, nous eûmes le sentiment de ne jamais rencontrer
deux fois la même situation. Mais, progressivement, une typologie
des situations s'est esquissée et une certaine stabilité
a pu être vérifiée dans la manière d'aborder
les problèmes. Déplacer l'égalité
des citoyens devant la loi d'une obligation uniforme de moyens à
une obligation de rigueur et d'équité dans la manière
dont les agents de l'Etat chargés de parvenir à un
certain résultat traitent les citoyens, voilà
ce qui a été pour nous un progrès essentiel.
Une telle démarche transforme
l'attitude des fonctionnaires : au lieu d'être détenteurs
de la règle, ils deviennent détenteurs du sens.
Mais pour que le pouvoir dont ils se trouvent ainsi investis soit
assumé dans le respect de la démocratie, la démarche
qu'ils mettent en oeuvre doit être publique.
|
1982 : les contre-sens de la
décentralisation
|
A partir de 1980, je me suis retrouvé
à Paris chargé de la sous-direction des affaires économiques
et foncières. Tout imprégné de ce que nous
avions fait dans le Nord de la France au cours de la décennie
précédente, j'ai pris de plein fouet le choc de la
décentralisation. Cette décentralisation, en effet,
je l'appelais de mes voeux pour les raisons qui viennent d'être
décrites : il me paraissait essentiel en France de construire
et consolider des capacités d'initiative locale face à
un avenir qui paraissait beaucoup moins clairement tracé
qu'il ne l'avait été au cours des décennies
précédentes. Pour construire ce pouvoir local, deux
conditions me paraissaient majeures : créer, au niveau fiscal,
des espaces de solidarité aux échelles où
les interdépendances étaient essentielles, c'est-à-dire
au niveau du bassin d'habitat ou du pays ; dissocier les niveaux
de définition de la stratégie des niveaux de la gestion
quotidienne.
J'avais pu constater sur le terrain
combien l'absence de solidarité fiscale était dommageable
à tout effort pour gérer le territoire au niveau des
véritables inter-dépendances et combien il était
essentiel de définir à l'échelle des agglomérations
des stratégies à long terme sans pour autant induire
pour la gestion quotidienne la lourdeur des fusions de communes
ou des communautés urbaines. Mais dans la décentralisation
"à la française", au nom de la démocratie
locale, on n'a pas voulu imposer l'échelon de l'agglomération.
La première erreur a été
de renoncer à faire une réforme de la fiscalité
locale. On conserve donc un système où, en schématisant
un peu, ce sont dans les villes les supermarchés qui rapportent
des recettes et les pauvres qui apportent les dépenses. Comment
s'étonner que les collectivités locales aient intérêt
à attirer les premiers et à chasser les seconds ?
Et c'est le cercle vicieux. On voit se constituer, en Région
Parisienne par exemple, des pôles fiscalement riches, comme
Paris, les Hauts de Seine. Parce qu'ils sont riches fiscalement,
ils sont triplement attractifs pour les entreprises : les impôts
sont faibles ; d'autres entreprises sont proches avec lesquelles
on peut travailler ; les espaces deviennent socialement valorisés
(un siège social dans les Hauts de Seine est plus coté
qu'en Seine Saint Denis).
La seconde erreur est de n'avoir pas su penser le rapport de
l'unité à la diversité, de n'avoir pas
su reconnaître qu'il y avait des échelles auxquelles
on pouvait formuler les stratégies à long terme et
des échelles où l'on pouvait gérer "au
plus près du terrain". Dans la loi de 1982, la définition
de "blocs de compétences" confinait à l'obsession.
Il fallait clarifier les responsabilités et tout le débat
tournait autour de la répartition des compétences
entre les différentes échelles, en finir avec les
doubles casquettes, avec les dossiers qui concernent à la
fois le département, la commune, la région. Par souci
de clarification, on est passé à côté
du défi majeur : reconnaître la nécessité
de stratégies d'ensemble et, en même temps,
donner toute leur valeur aux initiatives locales. Faute d'avoir
su conceptualiser l'articulation entre le global et le local, l'articulation
entre la vision stratégique et la pratique quotidienne,
on a réalisé en France dans les années 80 une
décentralisation féodale et rurale, là où
la décentralisation devait préparer le pays à
l'entrée dans le XXIème siècle.
|
Le dialogue des entreprises
et du territoire et le parallèle
entre le privé et le public
|
En 1987, j'ai eu à mener
avec un député, Loïc Bouvard, une mission confiée
par Pierre Méhaignerie, alors Ministre de l'équipement
et de l'Aménagement du Territoire, sur les nouveaux enjeux
de l'aménagement du territoire. Le Ministre avait le sentiment
que les efforts menés au cours des années 60 pour
décentraliser l'activité économique en France
voyaient leurs effets progressivement annulés par le mouvement
inverse de reconcentration des pouvoirs de décision à
Paris. Cette enquête fut pour nous l'occasion précieuse
de rencontrer plus de 60 chefs d'entreprise, à Paris et dans
des grandes villes de Province, et de chercher à comprendre
les transformations en cours dans les entreprises et ce que ces
transformations impliquaient pour une politique d'aménagement
du territoire. J'en ai tiré deux leçons essentielles.
La première est que la dématérialisation
progressive des techniques, l'abaissement des coûts de transport
et la mondialisation des marchés conduisent, paradoxalement,
à revaloriser l'importance du territoire. A première
vue, le développement de liens d'échange à
l'échelle de l'Europe et du monde semble faire disparaître
tout intérêt aux proximités physiques qui fondent
un territoire mais, en réalité, son importance n'est
pas diminuée mais transformée. Nous ne sommes plus
au temps où la proximité des matières premières
était décisive et gouvernait l'implantation des industries.
Par contre, l'économie moderne est une économie complexe.
Une entreprise, pour réussir, a besoin de ne pas gérer
toute cette complexité elle-même. Même les plus
grandes n'y suffiraient pas et c'est pourquoi, après les
mouvements d'intégration à l'amont et à l'aval
que l'on a connus au début du siècle pour réaliser
de gigantesques entreprises intégrées, on a progressivement
fait le mouvement inverse, chaque entreprise s'efforçant
de se concentrer sur "le coeur de son métier".
Cet effort de reconcentration ne signifie pas que les dépendances
à l'égard des autres secteurs d'activité ont
disparu. Bien au contraire. Chaque entreprise, chaque activité
est donc extrêmement dépendante des conditions de milieu,
en particulier de tout ce qui va créer la qualité
de l'environnement physique, social, économique et institutionnel
de l'entreprise. C'est pourquoi la qualité du milieu local,
son caractère dynamique, la richesse des liens qui peuvent
s'y nouer et des services que l'on peut y trouver sont devenus si
importants ; c'est ce qui explique en particulier le mouvement
moderne, constaté dans le monde entier, de métropolisation
là où il y a vingt ans on annonçait "la
fin des villes", croyant que le développement des transports
et des communications à distance supprimerait de façon
définitive les économies d'échelle qui avaient
justifié la ville d'hier.
La deuxième leçon
que j'en ai tirée est l'importance, pour les grandes entreprises
elles aussi, de gérer simultanément interdépendance
et diversité. Toute grande organisation doit respecter
cette double nécessité. Les entreprises y sont parvenu
au cours de la décennie 80, de façon relativement
homogène en concentrant leurs fonctions stratégiques
- la gestion du long terme, de l'argent et du potentiel humain constitué
par les cadres - et en donnant par contre une autonomie de plus
en plus grande à des unités petites, "à
taille humaine" selon l'expression consacrée, seule
échelle où est possible la mobilisation des Hommes
et l'adaptation à des contextes divers et fluctuants.
Le concept de subsidiarité
active et les méthodes pratiques pour le mettre en oeuvre
me sont apparus lors d'un entretien avec le directeur général
d'une entreprise internationale spécialisée dans le
montage de grands projets. Un grand projet d'ingénierie est
typiquement une situation où tout se joue dans la capacité
à combiner des connaissances techniques multiples dans des
contextes culturels, économiques, techniques et politiques
chaque fois différents. Un projet est un fusil à un
coup. On n'a pas le droit à l'erreur. Un grand projet mal
engagé peut être une catastrophe pour l'entreprise.
Comment réunir le maximum de chances de réussite ?
Le directeur général nous raconta l'évolution
radicale adoptée pour répondre à cette question.
Jusqu'alors, l'entreprise avait répondu par l'empilement
de procédures : pour se prémunir contre les risques
d'échec, ils avaient défini pour les chefs de projet
des obligations de moyens pour se comporter dans telle et telle
situation. Mais comment de telles obligations de moyens auraient-elles
pu venir à bout de la diversité des contextes ? On
se bornait à faire perdre l'autonomie au directeur de projet
et, progressivement, à le transformer en acteur irresponsable,
là où il fallait au contraire l'investir de toute
sa responsabilité tout en l'enrichissant de toute l'expérience
de l'entreprise. C'est pourquoi le directeur général
créa un petit groupe de travail qui se réunit pendant
deux ans au rythme soutenu d'une semaine par mois pour passer en
revue toute l'expérience dont chacun des membres du groupe
- des professionnels qualifiés -, se trouvait personnellement
porteur. C'est par la confrontation de l'expérience que
petit à petit se dessinèrent non pas les recettes
du succès mais les grandes lignes des conditions à
réunir pour réussir, au-delà de la diversité
des contextes. Ainsi, la constance n'est pas à rechercher
dans les moyens à mettre en oeuvre mais dans les problèmes
à résoudre et l'identification des problèmes
ne peut naître que de la confrontation des expériences.
|
La Déclaration de Caracas
:
découvrir les constantes
structurelles par l'échange d'expérience
|
A partir de 1988, je me suis consacré à
plein temps à la Fondation pour le Progrès de l'Homme,
fondation indépendante de droit suisse qui s'est donnée
pour objectif général de mobiliser les connaissances
au service de défis majeurs pour l'avenir. Cette vocation
nous a conduit à nous interroger sur ce qu'étaient
"les connaissances utiles à l'action". Nous étions
en effet frappés du décalage qui existait entre la
formidable accumulation de connaissances scientifiques et techniques
(plus de 90 % des recherches menées depuis le début
de l'humanité l'ont été depuis la deuxième
guerre mondiale) et le fait que sur le terrain, face aux problèmes
essentiels de l'humanité - la paix, l'exclusion sociale,
la protection du milieu, l'établissement des relations entre
l'Etat et la société,... -, les acteurs étaient
ou semblaient démunis de connaissances qui leur soient utiles.
Nous en sommes rapidement arrivés à la conclusion
simple que "les connaissances utiles à l'action naissent
de l'action elle-même". J'avais d'ailleurs déjà
expérimenté cela à de multiples reprises au
cours de ma vie professionnelle : ce sont les informations qui viennent
de personnes placées dans des situations analogues aux nôtres
qui nous paraissent les plus dignes de foi et les plus directivement
opérationnelles. Nous avons donc commencé à
développer des réseaux et des méthodes pour
l'échange d'expériences. L'un des moyens privilégiés
est la rencontre : non pas un colloque où chacun vient faire
un petit tour et puis s'en va mais la véritable rencontre,
où des praticiens peuvent élaborer une parole sur
leur propre expérience à la rencontre de l'expérience
des autres. On ne peut en effet élaborer une expérience
en solitaire.
Une des rencontres marquantes,
celle qui, d'une certaine manière a fondé l'idée
même de subsidiarité active, fut la rencontre de
Caracas, organisée en décembre 1991 avec le gouvernement
vénézuélien. Nous avons pu réunir
une vingtaine de personnes de différents continents, toutes
exerçant des responsabilités politiques ou administratives
publiques dans le domaine de la réhabilitation des quartiers
pauvres ou de la transformation de la "ville informelle"
du Tiers Monde. Réunir des gens aussi divers tenait déjà
en soi de la gageure. Les contextes des quartiers populaires sont
en effet extrêmement différents d'un pays à
l'autre : quoi de commun entre un bidonville africain, un kampung
indonésien, un barrio vénézuélien
ou mexicain, une favela brésilienne ou une cité
HLM de banlieue parisienne ? Espérer en tirer des conclusions
communes semblait une gageure plus grande encore. Et pourtant
c'est bien ce qu'il s'est passé grâce à la
dynamique même de la rencontre. Nous avions demandé
à chacun, dans le tour de table, de dire ce qui, d'après
son expérience, était le plus difficile à
réussir, quels étaient les obstacles fondamentaux
auxquels il se heurtait. Et, très vite, il apparut que
ces obstacles étaient partout les mêmes. En d'autres
termes, malgré les différences de contexte, le
rapport entre action publique et situations de pauvreté
et de précarité comporte des éléments
structurels et l'échange d'expériences permet de
les identifier. C'est cette découverte qui nous a fait
rédiger, à l'issue de la rencontre, la Déclaration
de Caracas qui identifie six questions fondamentales ou principes
fondamentaux pour l'action publique dans les quartiers populaires.
Le défi de l'action publique dans ces conditions n'est
plus d'appliquer dans tous les quartiers en difficulté
une procédure uniforme mais de se mettre en situation d'appliquer
ces six principes en trouvant à chaque fois les réponses
les mieux adaptées aux spécificités du contexte
et des partenaires.
Nous avons ainsi montré,
on a d'ailleurs pu ensuite le vérifier dans d'autres domaines,
qu'il est possible de formuler pour l'action publique des obligations
de résultats et non des obligations de moyens et nous avons
mis en oeuvre une manière simple et démocratique
d'énoncer ces obligations de résultats : loin d'être
des principes parachutés par le haut, c'est le résultat
d'une élaboration "à partir du bas", grâce
à une démarche d'échange d'expériences,
des constantes structurelles des situations auxquelles on est
affronté.
Ainsi la subsidiarité
active pose comme principe un "système en yo-yo".
On part de l'expérience à la base, on confronte
ces expériences entre elles, on en déduit les principes
fondamentaux qui doivent gouverner l'action, ces principes constituent
des obligations de résultats, ils sont de nouveau confrontés
à la pratique... Mais cela appelle un changement culturel
profond dans l'administration, le passage d'un système
hiérarchique à un système en réseau.
Vaste programme. Le système mental qui gouverne en France
les rapports entre administration centrale et administration locale
est actuellement le suivant : on suscite des innovations locales
ou plus souvent encore on en identifie. Puis ces innovations sont
transformées en "modèles" et on cherche
à les généraliser par diffusion des modèles.
Toujours la même confusion : parce que la pratique est celle
d'un système hiérarchique, on ne parvient pas à
imaginer que le rôle de l'administration centrale puisse
être d'animer un réseau, d'aider à l'accouchement
continu des innovations, à l'échange d'expériences,
à l'énoncé collectif d'obligations de résultats.
|
Evaluation des politiques
publiques et obligation de résultats
|
En 1992, j'ai animé le processus
dit "participatif" d'évaluation de la réhabilitation
du logement social. Fidèle à ma méthode, j'étais
fermement opposé à la vision "scientifique"
de l'évaluation selon laquelle il fallait qu'elle soit réalisée
par un regard totalement extérieur aux acteurs qui la menaient.
Cette vision scientifique renvoie selon moi à une conception
fantasmatique de la politique publique : des "décideurs"
fixent une politique ; puis des "agents" de la puissance
publique la mettent en oeuvre ; puis on en fait une évaluation
"scientifique" que l'on restitue aux "décideurs"
; puis au vu de l'évaluation, ces décideurs modifient
la politique ; puis les "agents" l'exécutent à
nouveau, etc... A cette conception mécaniste, inspirée
de la batterie d'artillerie (viser, tirer, regarder l'impact, corriger
le tir), j'oppose une vision "constructiviste". Car un
élément central de la qualité des politiques
publiques est bien la recherche de sens des agents qui la
mettent en oeuvre. Et c'est bien parce que je suis convaincu de
cette recherche de sens que je crois à la possibilité
pratique de mettre en oeuvre en France des obligations de résultats
et non des obligations de moyens.
Nous avons, pour évaluer
la politique de réhabilitation, constitué dix groupes
locaux, d'agglomération ou départementaux, composés
par cooptation de personnes appartenant aux différentes institutions
qui, localement, étaient impliquées dans la réhabilitation
du logement social. Pendant une année, ces groupes locaux
ont travaillé selon une méthodologie commune aboutissant
à la rédaction d'une "plate-forme locale de la
réhabilitation", élaborée par confrontation
d'une multitude d'exemples de réhabilitation. Puis nous avons
confronté ces plate-formes locales et nous sommes arrivés
sans grande difficulté, par consensus, à élaborer
une plate-forme nationale de la réhabilitation. Ce qui signifie
en clair que si l'on fait fonds sur le désir de sens des
agents de la puissance publique et si l'on met en oeuvre des pratiques
adéquates d'échange d'expériences, on arrive
à définir assez aisément le cahier des charges
d'une bonne réhabilitation et à engager de fait
l'auto-transformation des acteurs puisque les conclusions, élaborées
par eux-mêmes, sont directement appropriées.
|
D'une conception hiérarchique
à des réseaux en apprentissage permanent
|
Tous ces exemples montrent que
la subsidiarité active conduit à une série
de ruptures simultanées :
* penser en termes d'articulation
des échelles géographiques et non plus en termes
de répartition des compétences ;
* penser en termes systémiques d'animation d'un milieu
et de combinaison des actions de la puissance publique dans ce
milieu et non en termes de juxtaposition d'actions séparées
et normatives de différents départements ministériels
;
* penser en termes d'obligations de résultats et non en
termes d'obligations de moyens ;
* penser en termes de réseau et non en termes de système
hiérarchique ;
* penser en termes d'apprentissage continu et de gestion de la
mémoire et de l'intelligence collective et non en termes
de processus discontinu de décision, de mise en oeuvre,
d'évaluation et de rectification des politiques publiques.
C'est, en définitive, passer
d'une conception mécaniste de l'action publique à
une conception beaucoup plus proche de l'organisation des systèmes
vivants.
|
|