1. Constats et questionnements quant à la
construction européenne
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La réconciliation franco-germanique a
été, pendant 50 ans, le socle de la construction
européenne, dans un projet beaucoup plus politique qu'économique
d'ailleurs. Pensée par Schuman et Monnet à travers
une inspiration humaniste, chrétienne et sociale, la construction
européenne a guidé la relation pacifique et coopératrice,
entre les Etats d'Europe de l'Ouest, amenant les peuples à
envisager peu à peu un destin commun dans une vision fédéraliste.
- Elle n'est pourtant pas le résultat
d'un processus démocratique et citoyen, mais le fait des
" pères de l'Europe ", acteurs politiques éclairés
qui ont su faire adhérer les sphères politiques
et économiques, puis progressivement l'opinion publique,
à leur projet. Aujourd'hui où une certaine crise
du politique amène une part importante des populations
occidentales à se défier de la démocratie
et des " eurocrates ", la légitimité de
ce projet européen est ré-interrogée. Si
l'idée européenne semble majoritairement partagée
par les habitants des Etats membres, le processus démocratique
de construction de l'Europe est une revendication montante, sans
qu'aujourd'hui on en ait trouvé les formes suffisamment
mobilisatrices pour l'opinion et garantissant le respect de l'intérêt
général.
Les soubresauts institutionnels de la Commission
Européenne face à un Parlement qui cherche à
exister politiquement, comme les tentatives d'ouvrir les débats
de la prochaine Conférence Intergouvernementale de Nice
à la fin 2000, témoignent de cette lente et difficile
montée démocratique de l'Europe. Les scrutins européens
mobilisent faiblement l'électorat de la plupart des Etats
membres, qui restent très centrés sur les consultations
nationales et locales. On a sans doute également trop vite
oublié les perspectives d'une Europe plus large que l'Europe
des 15, les travaux fondateurs d'un Cassin au sein du Conseil
de l'Europe autour de la convention européenne des droits
de l'homme de 1950.
Comme au niveau mondial (face à l'Organisation
Mondiale du Commerce notamment), l'émergence de réseaux
plus ou moins formels d'Organisations Non Gouvernementales, revendiquant
une représentation citoyenne dans les instances européennes,
traduit des aspirations à une " gouvernance "
multinationale plus contrôlée par les citoyens ;
elle peut néanmoins faire craindre tout autant le pouvoir
de nouveaux lobbies, sans légitimité politique ni
représentativité sociale. La mobilisation des médias
et l'usage d'Internet deviennent les atouts majeurs d'une "
cyberdémocratie ", qui peut ne pas être plus
démocratique que l'étaient nos pères de l'Europe
eux-mêmes. Ceux-ci avaient la légitimité malgré
tout de leur élection.
- Elle est, essentiellement, occidentale, chrétienne
et sociale-libérale, autour de l'histoire politique commune
de la France, de l'Allemagne, de l'Italie et des 12 autres Etats
membres. Devant les perspectives d'élargissement de l'Europe
à des pays tels que la Turquie ou des Etats issus de l'ex-"bloc
de l'est ", cette assise idéologique et spirituelle
est en voie d'être profondément chamboulée.
Le nombre de candidats à l'élargissement nécessitera
d'imaginer d'autres règles de fonctionnement des institutions
européennes. Mais l'ouverture nécessaire à
des cultures tout aussi diverses, venant de l'islam ou du communisme
étatique, devra être importante : l'Europe s'est
jusqu'à présent plutôt construite dans le
semblable que dans le dissemblable, appliquant des " critères
de convergence " culturels tout autant qu'économiques
à son évolution.
Le processus d'élargissement lui-même
doit nous interroger. Au-delà de données "
objectives " comme la continuité territoriale ou les
conditions politiques et économiques minimales exigées
aux Etats candidats, quels principes régissent aujourd'hui
le processus d'élargissement ? Pourquoi la République
Tchèque ou les Pays Baltes seraient des candidats plus
acceptables ou légitimes que l'Algérie ou la Turquie
? Pourquoi privilégier une ouverture vers l'Est plutôt
que vers le bassin méditerranéen ? Les droits de
l'homme et la démocratie, associés aux critères
de convergence de Maastricht, représentent-ils le seuil
d'accès minimal à l'élargissement, face à
des pays qui aujourd'hui nous inquiètent plus qu'ils nous
attirent ?
Mais d'un autre côté, les premiers
pas d'une société civile européenne, ou même
d'une civilisation européenne, ne doivent-ils pas énormément
aux militants, voire à certains martyrs des pays de l'Est,
des Pays d'Europe Centrale et Orientale (PECO) ? Les avancées
essentielles qu'a connues la démocratie proviennent principalement
de l'Est beaucoup plus que de l'Ouest, et les accords d'Helsinki
ainsi que la chute du mur de Berlin sont des événements
qui marquent bien plus profondément notre changement de
siècle que le traité de Maastricht ou l'avènement
de l'Euro. Les différences de niveau de vie et de développement
en Europe sont importants, et ne cesseront de s'accroître
avec l'adhésion de nouveaux pays. L'Europe devra ainsi
assumer un devoir de solidarité à cette échelle,
plus encore qu'elle ne l'a fait pour le Portugal et l'Irlande,
en augmentant le budget communautaire consacré au développement
du Sud et de l'Est de l'espace européen.
Comment les populations des Etats candidats comme celles des Etats
membres sont-elles associées à ces questions ? Quelles
limites donner à ces ensembles régionaux et pour
quel dessein ? Avec quels modèles idéologiques et
spirituels dominants ? Les droits de l'homme, le libre-échange,
l'humanisme
? Avec quels mécanismes de solidarité
transnationale ?
- Elle a tenté de créer une homogénéité
fédératrice des citoyens européens, mais
doit s'ouvrir au multiculturalisme .
La supposée homogénéité
linguistique, religieuse, culturelle et historique des citoyens
appartenant à la même ethnie et vivant sur le territoire
de l'Etat, considérée comme condition fondamentale
d'appartenance à la nation et la base de l'intégration
sociale dans les Etats-Nations européens, est aujourd'hui
en rapide transformation et connaît une tendance au multiculturalisme.
Plusieurs phénomènes sont à l'origine de
cette transformation, parmi lequel le plus évident mais
aussi le plus discuté est celui de l'immigration. L'arrivée
importante en Europe, et en peu de temps, de personnes originaires
de pays de cultures très différentes, avec de fortes
identités culturelles et un passé colonial différent,
change beaucoup le contexte.
Il faut aussi insister sur d'autres aspects de
différenciation culturelle, endogènes à la
culture d'origine, issus plutôt de l'évolution des
modes de vie. La forte diminution des références
religieuses suite à la sécularisation des sociétés
européennes, l'importante modification du rapport homme-femme,
la chute des tabous sexuels, l'attitude différente face
au travail
génèrent des perceptions de l'existence
humaine et des comportements de plus en plus diversifiés.
Des groupes d'influence, tout autant que des modes de vie très
différents, entrent en conflit avec les formes de pensée
traditionnelle, pour trouver une reconnaissance nouvelle : égalité
des chances pour les femmes, reconnaissance de l'homosexualité,
acceptation des signes religieux et communautaires dans le droit
laïc, lutte contre les discriminations de toutes sortes
Le multiculturalisme nécessite une évolution
du droit national des Etats européens, ainsi que du droit
international. Le droit, pour la nécessaire égalité
des citoyens, doit respecter l'identité unique de chaque
individu, et permettre l'affirmation de visions collectives du
monde et modes de vie différents.
- Elle s'appuie sur un monde stable, plutôt statique dans
ses mouvements de population. Définie en plein baby-boom,
l'Europe connaît un déficit démographique
sans précédent : avec des taux de fécondité
bien inférieurs au seuil minimal de remplacement des générations
, l'Europe aura besoin de l'immigration pour combler les trous
de sa pyramide des âges. Même si on peut sans doute
tabler sur une perspective de stabilisation générale
de la population mondiale (vers 10 milliards d'individus pour
la fin du XXIe siècle), il faudra absorber la croissance
démographique considérable de l'Asie (1,2 à
1,4 milliard d'habitants en Chine, autant en Inde) et de l'Afrique
(2,5 à 3 milliards
).
Les mouvements de population croissent déjà
de façon exponentielle depuis 10 ans : le Haut Commissariat
pour les Réfugiés recensait plus de 13 millions
de réfugiés en 1997 pour seulement 2,5 millions
en 1975. Alors que l'Europe va souffrir ainsi d'un important déficit
démographique, ses portes se referment néanmoins
de plus en plus à l'immigration. Si l'Afrique et l'Asie
recueillent elles-mêmes près de 4,5 millions de ces
réfugiés, l'Europe n'en compte que 3,2 millions
; les demandes officielles d'asile sont en constante diminution
depuis 1992, et la mise en place des accords de Schengen, visant
notamment à supprimer les contrôles aux frontières
intérieures de l'Europe pour les renforcer à l'extérieur,
restreint encore les possibilités d'accueil. Paradoxe de
la mondialisation : jamais les marchandises n'auront autant circulé
entre l'espace européen et le reste du monde, et jamais
le protectionnisme n'aura été aussi fort pour la
circulation des personnes.
On ne peut aujourd'hui réfléchir
aux questions de la citoyenneté et de la démocratie
sans poser le problème du statut du citoyen immigré,
résidant de manière stable ou plus circulatoire
en Europe. Celui-ci est soumis aux obligations des autochtones,
travaille le plus souvent et donc participe à la formation
du produit intérieur brut, contribue par ses impôts
au financement de la solidarité. En contrepartie, quels
droits de citoyenneté acquiert-il, avec quel respect de
son identité ?
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2.1 - Un travail de reformulation
partagée des valeurs de l'Europe
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En tant que processus de construction permanent
de l'Union Européenne, et non pas de corpus défini
a priori, la formulation des valeurs de base qui peuvent unir
les peuples et nations se reconnaissant dans l'Europe, est essentielle.
Le projet de charte européenne des droits fondamentaux
qui sera mis en débat à Nice fin 2000, peut en être
le support, si elle active vraiment un débat de société
le plus large possible. Au-delà de la seule question des
droits, cette charte doit intégrer la question de responsabilité
pour chaque résident de l'Union Européenne et de
l'Europe elle-même vis-à-vis du monde. Sinon, le
risque est grand, que l'Europe se constitue de plus en plus en
citadelle assiégée face à la pression de
l'immigration en provenance des autres continents .
Liberté, solidarité, responsabilité, tolérance,
pluralisme, subsidiarité active pourraient être quelques-unes
de ces valeurs refondatrices d'une civilisation européenne,
s'inspirant des propositions faites par l'Alliance pour une gouvernance
mondiale adaptée aux défis du XXIe siècle
. Les valeurs de l'Europe ne sont-elles pas, plus fondamentalement,
construites autour de la volonté de se définir à
travers le rapport avec les autres, à travers la diversité
des échanges ?
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