Migrations > Document pour le débat

· Auteur du texte: Cyril Kretzschmar
· Date de rédaction : septembre 2000
· Responsable de la thématique : Karine Boyer

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L'heure est, aujourd'hui en Europe, au débat sur la citoyenneté, dans un souhait exprimé par beaucoup de passer d'une construction économique et monétaire de l'Union Européenne à une construction plus centrée sur la figure humaine. La nature des défis actuels liés aux migrations et aux enjeux interculturels nécessite un changement de trajectoire. "C'est lorsqu'une politique a réussi qu'il faut en changer, car elle a elle-même fait évoluer le contexte qui lui avait donné naissance" . Actuellement, la création de richesse n'a jamais été aussi grande en Europe, mais sa répartition n'a peut-être jamais été aussi inégale dans le monde, entre les pays riches et les pays pauvres, à l'intérieur même des pays riches où les exclusions sont massives et durables.

1. Constats et questionnements quant à la construction européenne…

La réconciliation franco-germanique a été, pendant 50 ans, le socle de la construction européenne, dans un projet beaucoup plus politique qu'économique d'ailleurs. Pensée par Schuman et Monnet à travers une inspiration humaniste, chrétienne et sociale, la construction européenne a guidé la relation pacifique et coopératrice, entre les Etats d'Europe de l'Ouest, amenant les peuples à envisager peu à peu un destin commun dans une vision fédéraliste.

- Elle n'est pourtant pas le résultat d'un processus démocratique et citoyen, mais le fait des " pères de l'Europe ", acteurs politiques éclairés qui ont su faire adhérer les sphères politiques et économiques, puis progressivement l'opinion publique, à leur projet. Aujourd'hui où une certaine crise du politique amène une part importante des populations occidentales à se défier de la démocratie et des " eurocrates ", la légitimité de ce projet européen est ré-interrogée. Si l'idée européenne semble majoritairement partagée par les habitants des Etats membres, le processus démocratique de construction de l'Europe est une revendication montante, sans qu'aujourd'hui on en ait trouvé les formes suffisamment mobilisatrices pour l'opinion et garantissant le respect de l'intérêt général.

Les soubresauts institutionnels de la Commission Européenne face à un Parlement qui cherche à exister politiquement, comme les tentatives d'ouvrir les débats de la prochaine Conférence Intergouvernementale de Nice à la fin 2000, témoignent de cette lente et difficile montée démocratique de l'Europe. Les scrutins européens mobilisent faiblement l'électorat de la plupart des Etats membres, qui restent très centrés sur les consultations nationales et locales. On a sans doute également trop vite oublié les perspectives d'une Europe plus large que l'Europe des 15, les travaux fondateurs d'un Cassin au sein du Conseil de l'Europe autour de la convention européenne des droits de l'homme de 1950.

Comme au niveau mondial (face à l'Organisation Mondiale du Commerce notamment), l'émergence de réseaux plus ou moins formels d'Organisations Non Gouvernementales, revendiquant une représentation citoyenne dans les instances européennes, traduit des aspirations à une " gouvernance " multinationale plus contrôlée par les citoyens ; elle peut néanmoins faire craindre tout autant le pouvoir de nouveaux lobbies, sans légitimité politique ni représentativité sociale. La mobilisation des médias et l'usage d'Internet deviennent les atouts majeurs d'une " cyberdémocratie ", qui peut ne pas être plus démocratique que l'étaient nos pères de l'Europe eux-mêmes. Ceux-ci avaient la légitimité malgré tout de leur élection.

- Elle est, essentiellement, occidentale, chrétienne et sociale-libérale, autour de l'histoire politique commune de la France, de l'Allemagne, de l'Italie et des 12 autres Etats membres. Devant les perspectives d'élargissement de l'Europe à des pays tels que la Turquie ou des Etats issus de l'ex-"bloc de l'est ", cette assise idéologique et spirituelle est en voie d'être profondément chamboulée. Le nombre de candidats à l'élargissement nécessitera d'imaginer d'autres règles de fonctionnement des institutions européennes. Mais l'ouverture nécessaire à des cultures tout aussi diverses, venant de l'islam ou du communisme étatique, devra être importante : l'Europe s'est jusqu'à présent plutôt construite dans le semblable que dans le dissemblable, appliquant des " critères de convergence " culturels tout autant qu'économiques à son évolution.

Le processus d'élargissement lui-même doit nous interroger. Au-delà de données " objectives " comme la continuité territoriale ou les conditions politiques et économiques minimales exigées aux Etats candidats, quels principes régissent aujourd'hui le processus d'élargissement ? Pourquoi la République Tchèque ou les Pays Baltes seraient des candidats plus acceptables ou légitimes que l'Algérie ou la Turquie ? Pourquoi privilégier une ouverture vers l'Est plutôt que vers le bassin méditerranéen ? Les droits de l'homme et la démocratie, associés aux critères de convergence de Maastricht, représentent-ils le seuil d'accès minimal à l'élargissement, face à des pays qui aujourd'hui nous inquiètent plus qu'ils nous attirent ?

Mais d'un autre côté, les premiers pas d'une société civile européenne, ou même d'une civilisation européenne, ne doivent-ils pas énormément aux militants, voire à certains martyrs des pays de l'Est, des Pays d'Europe Centrale et Orientale (PECO) ? Les avancées essentielles qu'a connues la démocratie proviennent principalement de l'Est beaucoup plus que de l'Ouest, et les accords d'Helsinki ainsi que la chute du mur de Berlin sont des événements qui marquent bien plus profondément notre changement de siècle que le traité de Maastricht ou l'avènement de l'Euro. Les différences de niveau de vie et de développement en Europe sont importants, et ne cesseront de s'accroître avec l'adhésion de nouveaux pays. L'Europe devra ainsi assumer un devoir de solidarité à cette échelle, plus encore qu'elle ne l'a fait pour le Portugal et l'Irlande, en augmentant le budget communautaire consacré au développement du Sud et de l'Est de l'espace européen.


Comment les populations des Etats candidats comme celles des Etats membres sont-elles associées à ces questions ? Quelles limites donner à ces ensembles régionaux et pour quel dessein ? Avec quels modèles idéologiques et spirituels dominants ? Les droits de l'homme, le libre-échange, l'humanisme… ? Avec quels mécanismes de solidarité transnationale ?

- Elle a tenté de créer une homogénéité fédératrice des citoyens européens, mais doit s'ouvrir au multiculturalisme .

La supposée homogénéité linguistique, religieuse, culturelle et historique des citoyens appartenant à la même ethnie et vivant sur le territoire de l'Etat, considérée comme condition fondamentale d'appartenance à la nation et la base de l'intégration sociale dans les Etats-Nations européens, est aujourd'hui en rapide transformation et connaît une tendance au multiculturalisme. Plusieurs phénomènes sont à l'origine de cette transformation, parmi lequel le plus évident mais aussi le plus discuté est celui de l'immigration. L'arrivée importante en Europe, et en peu de temps, de personnes originaires de pays de cultures très différentes, avec de fortes identités culturelles et un passé colonial différent, change beaucoup le contexte.

Il faut aussi insister sur d'autres aspects de différenciation culturelle, endogènes à la culture d'origine, issus plutôt de l'évolution des modes de vie. La forte diminution des références religieuses suite à la sécularisation des sociétés européennes, l'importante modification du rapport homme-femme, la chute des tabous sexuels, l'attitude différente face au travail… génèrent des perceptions de l'existence humaine et des comportements de plus en plus diversifiés. Des groupes d'influence, tout autant que des modes de vie très différents, entrent en conflit avec les formes de pensée traditionnelle, pour trouver une reconnaissance nouvelle : égalité des chances pour les femmes, reconnaissance de l'homosexualité, acceptation des signes religieux et communautaires dans le droit laïc, lutte contre les discriminations de toutes sortes…

Le multiculturalisme nécessite une évolution du droit national des Etats européens, ainsi que du droit international. Le droit, pour la nécessaire égalité des citoyens, doit respecter l'identité unique de chaque individu, et permettre l'affirmation de visions collectives du monde et modes de vie différents.


- Elle s'appuie sur un monde stable, plutôt statique dans ses mouvements de population. Définie en plein baby-boom, l'Europe connaît un déficit démographique sans précédent : avec des taux de fécondité bien inférieurs au seuil minimal de remplacement des générations , l'Europe aura besoin de l'immigration pour combler les trous de sa pyramide des âges. Même si on peut sans doute tabler sur une perspective de stabilisation générale de la population mondiale (vers 10 milliards d'individus pour la fin du XXIe siècle), il faudra absorber la croissance démographique considérable de l'Asie (1,2 à 1,4 milliard d'habitants en Chine, autant en Inde) et de l'Afrique (2,5 à 3 milliards…).

Les mouvements de population croissent déjà de façon exponentielle depuis 10 ans : le Haut Commissariat pour les Réfugiés recensait plus de 13 millions de réfugiés en 1997 pour seulement 2,5 millions en 1975. Alors que l'Europe va souffrir ainsi d'un important déficit démographique, ses portes se referment néanmoins de plus en plus à l'immigration. Si l'Afrique et l'Asie recueillent elles-mêmes près de 4,5 millions de ces réfugiés, l'Europe n'en compte que 3,2 millions ; les demandes officielles d'asile sont en constante diminution depuis 1992, et la mise en place des accords de Schengen, visant notamment à supprimer les contrôles aux frontières intérieures de l'Europe pour les renforcer à l'extérieur, restreint encore les possibilités d'accueil. Paradoxe de la mondialisation : jamais les marchandises n'auront autant circulé entre l'espace européen et le reste du monde, et jamais le protectionnisme n'aura été aussi fort pour la circulation des personnes.

On ne peut aujourd'hui réfléchir aux questions de la citoyenneté et de la démocratie sans poser le problème du statut du citoyen immigré, résidant de manière stable ou plus circulatoire en Europe. Celui-ci est soumis aux obligations des autochtones, travaille le plus souvent et donc participe à la formation du produit intérieur brut, contribue par ses impôts au financement de la solidarité. En contrepartie, quels droits de citoyenneté acquiert-il, avec quel respect de son identité ?

2. Perspectives d'engagement…

Quelle Europe imaginer pour le XXIe siècle, alors que certains nous parlent d'Europe des patries, étendard et bouclier de l'occident chrétien… ? Quelle citoyenneté européenne inventer, entre le village global planétaire ouvert à tous les échanges mais fondamentalement désincarné, et le repli sur les identités régionales, ethniques ou confessionnelles ?

En ouverture au débat de ce forum électronique, nous voulons esquisser des lignes de force de l'avenir de l'Europe face aux constats ici présents.

2.1 - Un travail de reformulation partagée des valeurs de l'Europe


En tant que processus de construction permanent de l'Union Européenne, et non pas de corpus défini a priori, la formulation des valeurs de base qui peuvent unir les peuples et nations se reconnaissant dans l'Europe, est essentielle. Le projet de charte européenne des droits fondamentaux qui sera mis en débat à Nice fin 2000, peut en être le support, si elle active vraiment un débat de société le plus large possible. Au-delà de la seule question des droits, cette charte doit intégrer la question de responsabilité pour chaque résident de l'Union Européenne et de l'Europe elle-même vis-à-vis du monde. Sinon, le risque est grand, que l'Europe se constitue de plus en plus en citadelle assiégée face à la pression de l'immigration en provenance des autres continents .


Liberté, solidarité, responsabilité, tolérance, pluralisme, subsidiarité active pourraient être quelques-unes de ces valeurs refondatrices d'une civilisation européenne, s'inspirant des propositions faites par l'Alliance pour une gouvernance mondiale adaptée aux défis du XXIe siècle . Les valeurs de l'Europe ne sont-elles pas, plus fondamentalement, construites autour de la volonté de se définir à travers le rapport avec les autres, à travers la diversité des échanges ?

2.2 - Une construction de
l'unité européenne par
la diversité et l'échange


De même que l'unité politique doit s'accompagner de la reconnaissance de la diversité des territoires, l'unité des valeurs doit se nourrir de la diversité des cultures. Résolument ouverte à l'homme et à tous les hommes, l'Europe doit ouvrir ses frontières aux mouvements de population, qui l'enrichiront démographiquement, économiquement et culturellement. Le développement humain de l'Europe est lié à sa capacité progressive d'intégration de nouvelles formes d'immigration plus circulaires.

Il nous reste pourtant à inventer des formes plus tolérantes et ouvertes de relations inter-culturelles, là où nos peurs et angoisses sont souvent les plus fortes : peur de l'autre, peur de l'invasion, de la perte d'identité… C'est sans doute sur ces points que les travaux autour des idées de laïcité, intériorité et spiritualité peuvent être d'un grand recours .

2.3 - Aider l'émergence
de nouvelles communautés
régionales


Plutôt que d'attirer les Pays Baltes et caucasiens en recherche d'équilibre et de paix civile vers une Europe occidentale, imposant un modèle politique et culturel tel un Eldorado de stabilité et de croissance, tout en négligeant totalement le bassin méditerranéen, ne vaudrait-il pas mieux susciter l'émergence de nouveaux groupes régionaux, de nouvelles communautés voisines mais différentes ? C'est le sens de la proposition de contrats mondiaux de constitution de régions multinationales, faite par Riccardo Petrella, à l'image de la constitution progressive d'un ensemble latino-américain avec le Mercosur, ou de l'unité africaine en recherche ; elle nécessite pour l'Europe de contribuer à l'émergence de nouvelles communautés d'Etats et de nations, tout en développant des relations d'ouverture et de réciprocité avec ces communautés.
La faillite dans laquelle se trouve aujourd'hui l'Organisation des Nations Unies, suite au refus non explicité des grands Etats de financer véritablement un instrument de régulation mondiale, nécessite que les ensembles régionaux déjà constitués politiquement comme l'Europe, les Etats-Unis et le Japon se saisissent de cette question ensemble. Le socle éthique nécessaire à la construction de tels ensembles régionaux est, fondamentalement, commun aux individus comme aux différents niveaux de gouvernance (territoire, Etat, ensemble régional, monde) ; ceci permet d'imaginer qu'un tel effort de construction d'une nouvelle dimension de l'Europe pourra contribuer à l'émergence d'autres ensembles régionaux comme à une réelle gouvernance mondiale.

2.4 - Pour une citoyenneté
active à l'échelle européenne


La mise en place d'un débat démocratique à l'échelle européenne est indispensable pour aborder maintenant de telles questions de valeurs, de cultures, de société. Les pistes de consolidation d'un tel débat sont déjà largement abordées dans le cadre de l'Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire :

- l'aide à la construction d'opinions européennes
- la formulation des termes de ce débat de civilisation
- le développement de l'usage de nouvelles techniques d'information et de communication
- l'échange et la capitalisation d'expériences

Mais nous voulons également insister sur le développement des capacités individuelles et collectives d'action locale, comme un des éléments clés de cette citoyenneté : comment être européen là où on est, dans ses propres comportements au quotidien, dans son ouverture à l'autre autant que dans sa propre intériorité ?

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