Anglais Espagnol Rencontre Europe Rencontre Monde Arabe Rencontre Asiatique Rencontre Américaine Assamblea Múndial Alianza Rencontre Africaine Accueil Objectifs Thématiques Contacts 21 juin 2001 Calendrier Migrations > Bibliothèque > Document

Ouvrage collectif : La vie multiculturelle de quartier : Quelles ouvertures vers l'autre ?

[1] [2] [3]
Le local et le global

"Penser globalement et agir localement".
Cette invite revient aujourd'hui comme un slogan, né d'une vision nouvelle de l'"ordre des choses" qui semble se mettre en place sous nos yeux et que l'on a nommé "mondialisation".

Les vertus de la mondialisation sont surtout prônées par... ceux qui en bénéficient : ceux qui ont accès au réseau de connexions mondiales - physiquement, en voyageant d'un bout à l'autre de la planète ou virtuellement, en naviguant sur Internet - et qui profitent des échanges internationaux de produits et services économiques, techniques, intellectuels et artistiques.

Cependant, gageons que le contenu concret de la "pensée globale" et de "l'action locale" diffère notablement selon le lieu où pense et agit chaque personne. Un fonctionnaire de la Banque Mondiale à Washington et un jeune chômeur de Liverpool ou Moscou, ou encore une femme immigrée dans un quartier de Roubaix, Anvers, ou New York auront sans nul doute de cette invite des perceptions bien différentes.

Quoique les êtres humains partagent la même planète, chaque groupe se fait du monde une représentation compréhensible et acceptable par lui et les siens.

Cette "relecture" spécifique du monde est nourrie, "informée" aussi bien par le lieu où il vit, que par ses expériences ou la singularité de sa situation.

Des concepts apparemment aussi généraux et universels que "marché", "responsabilité", "liberté", "démocratie" ou "citoyenneté", sont autant de "mots-valises" qui s'emplissent ou se vident de sens - évolutifs au cours du temps et différents selon les lieux ou les expériences vécues -.

L'invite ci-dessus qui renvoie à l'idée d'appartenance à un monde commun et familier, pourrait en réalité s'avérer une "valise" bien vide si elle ne se nourrissait, pour chacun, des réalités quotidiennes qu'il comprend et qu'il vit.

Promesses…

Chacun convient aujourd'hui que les cinq dernières décennies de ce siècle n'ont pas vu se réaliser les promesses de l'après-guerre, qui annonçaient une vie meilleure pour tous les habitants de la planète. En témoignent, malgré d'impressionnants progrès, une augmentation alarmante de la population mondiale, un fossé croissant entre pauvres et riches, l'universalisation de la criminalité mafieuse, de graves menaces écologiques, des processus d'urbanisation débouchant sur des dysfonctionnements sociaux apparemment non maîtrisables, ou encore un flux continu de personnes déplacées : réfugiés et travailleurs émigrés.

La mondialisation de la production, du commerce et de l'échange d'informations a, effectivement, abattu nombre de frontières. Mais elle a, dans le même temps, créé de nouvelles formes de dépendance, d'inégalité, d'instabilité, d'exclusion et d'intolérance.

Cette situation s'accompagne de forts sentiments de malaise qui s'expriment de manière tantôt passive, tantôt plus active.
Certains semblent ainsi se désintéresser de leur environnement. Ils se défient des systèmes électoraux et politiques, de la justice, de la démocratie et paraissent ne pas - ou plus - se sentir co-responsables de la sécurité de tous.
D'autres manifestent une prise de conscience civique nouvelle, s'organisent pour protester, souvent de manière non violente. Il s'agit notamment de mouvements de femmes, de défenseurs de l'environnement, des droits de l'homme ou de minorités ethniques. Toutes ces voix au sein de la société civile ne se laissent plus étouffer.
Mais il y a aussi ceux qui ne voient d'autre issue que la violence pour exprimer leurs frustrations, leur absence de perspectives. Des conflits font rage entre Etats, et, plus fréquemment encore, à l'intérieur des frontières : entre Etat et groupes minoritaires, entre groupes religieux et/ou ethniques, entre ceux qui ont du travail et ceux qui n'en ont pas.

… et leurres

La question de savoir comment "vivre en paix dans un monde de diversité" ne date pas d'aujourd'hui. Cependant, dans le passé, elle était abordée autrement. De la révolution industrielle européenne à la décolonisation, les relations Nord-Sud furent marquées par la volonté européenne de conquérir des terres, d'exploiter leurs ressources, de contrôler leurs peuples. Tout cela se faisait souvent en vue de " pacifier " les peuples primitifs, de leur apporter la civilisation (européenne) et la foi (chrétienne).

A quelques exceptions près (certains anthropologues et linguistes, notamment), les Européens s'intéressaient peu à la richesse culturelle des peuples colonisés, sinon dans le but de les comprendre pour les dominer.

A l'issue de la décolonisation, les Etats européens approfondirent, sous de nouvelles formes, la relation avec leurs anciennes colonies. La "coopération au développement" était censée aider les anciennes colonies à réaliser leur indépendance et à devenir des acteurs à part entière sur le marché mondial.

La réalité fut bien différente. La coopération au développement, telle que conçue et pratiquée pendant ces dernières décennies, visait à intégrer le "Tiers Monde" dans l'univers du "Premier Monde". Inspiré par la bonne volonté, la charité, l'intérêt marchand ou politique (c'était l'époque de la Guerre Froide…), on s'efforçait de " développer " (verbe transitif) les "non-occidentaux" selon le modèle occidental. Ainsi, les "développeurs" étaient-ils "sujets" d'une démarche dont les peuples "en voie de développement" ne pouvaient être qu'autant d'"objets".
Dans les années 50 et 60, la Coopération au Développement était conçue et pratiquée comme une aide technique et économique. Ce qui impliquait au mieux l'ignorance, au pire le mépris de tout ce qui appartenait à la vision du monde et de la vie en société des peuples " bénéficiaires " du " développement " à l'occidentale. Les cultures locales étaient considérées - plus ou moins consciemment - comme dénuées d' utilité, voire comme un obstacle à cette nécessaire intégration.
Cependant, cette attitude a commencé à évoluer à partir des années 80. Alerté par l'échec patent et répété de cette approche aveugle, un nombre croissant de responsables finit par s'interroger sur la possibilité d'une évolution des pays du Sud selon leur propre génie et à partir de leurs propres cultures. La diversité culturelle apparaissait, dans cette nouvelle vision comme une richesse plutôt qu'un obstacle; et le dialogue interculturel comme une nécessité pour la survie de l'humanité. Témoignent de l'avènement de cette nouvelle conception le rapport final de la Commission Mondiale pour la Culture et le Développement, intitulé "Notre Diversité Créative" ou encore la décision de l'Assemblée des Nations Unies de faire publier, tous les deux ans, un Rapport Mondial sur la culture, dont le premier ("Culture, Créativité et Marchés, 1997-1998") aborde clairement la relation entre culture et économie.

Cultures entre elles: dynamite ou dynamique ?


Les douloureuses leçons de l'histoire des relations entre Europe et pays colonisés, puis décolonisés, ne soulignent-elles pas trop d'occasions manquées qui auraient peut-être permis d'établir des relations mutuellement enrichissantes ?
Et aujourd'hui, saurons-nous le prendre en compte, alors même que l'Europe rencontre "le Sud" non plus "là-bas", mais "ici", chez elle, dans ses propres rues, ses cafés, ses écoles, et que les anciens colonisés sont parfois devenus des concitoyens?
Ou bien s'agira-t-il de nouveau de simples politiques d' "intégration" ou de "ghettoïsation", négligeant l'apport des êtres issus d'autres cultures ? L'Europe à présent multiculturelle se veut-elle interculturelle ? Et comment, de leur côté, des ressortissants de familles immigrées perçoivent-ils leur(s) identité(s) dans cette société européenne, leur contribution à la société civile, leurs droits et responsabilités civiques ?

 

Une démarche d'échange d'expériences, d' analyse commune et d'encouragement

Partant de ces interrogations et constats généraux, le Réseau Cultures Europe a conçu un programme de mise en relation de personnes vivant et/ou agissant, en Europe, dans des quartiers multiculturels urbains. Les contacts préliminaires pris avec un nombre important de personnes travaillant dans des communautés multiculturelles en Belgique, au Luxembourg et en France, ont permis de préciser quelques pistes de réflexion.

D'une part,
la réalité quotidienne dans les quartiers multiculturels des villes fait apparaître que nombre de groupes locaux, mais aussi des associations de plus grande ampleur, agissent pour la défense des intérêts (économiques, sociaux et politiques) des personnes d'origine immigrée et/ou autochtone.
Les expressions visibles de ces groupes culturels (musique, danse, arts plastiques, art culinaire) trouvent un espace d'expression dans certains centres culturels, qui servent ainsi de lieux privilégiés d'échange.

D'autre part,
Il semble que, leur réalité quotidienne étant marquée par l'urgence et la survie, les quartiers multiculturels connaissent relativement peu d'initiatives de mise en commun entre personnes d'origine culturelle différente. Rares sont, en effet, les activités qui visent à l'ouverture interculturelle : c'est-à-dire permettant une découverte mutuelle et un échange entre cultures ; une ouverture à de tout ce qui sous-tend et donne sens aux modes de vie, comportements, façons de voir la société ou la "citoyenneté"...

En fait, il est compréhensible que, pour des gens vivant le plus souvent dans l'insécurité (emploi, logement, permis de séjour, etc.), l'apprentissage interculturel ne constitue pas une priorité. Pourtant, il y a lieu de se poser la question de savoir si un manque de compréhension interculturelle ne risque pas de mener à un " apartheid " culturel, voire ethnique, spontané qui crée ou renforce des préjugés. Ceux-ci ne sont-ils pas à la source de tensions ou conflits ? En plus, ne constituent-ils pas un terrain idéal des manipulations politiques ?

Ces quelques raisons ont amené le Réseau Cultures Europe à proposer une rencontre d'animateurs de quartier, précédée d'un processus de préparation en commun. Cette démarche avait pour objet d'approfondir ensemble une série de questions relatives au vécu multiculturel de quartier. Plus précisément, elle visait à rassembler des témoignages d'acteurs sur :

a. les relations entre groupes humains issus de cadres culturels différents vivant dans des quartiers urbains multiculturels des pays francophones européens;

b. le regard des animateurs de quartier (vivant dans ces quartiers ou y ayant vécu) sur les facteurs qui ont contribué à la genèse et la persistance de ces relations, en particulier leurs côtés culturels;

c. des expériences menées pour faire face aux problèmes vécus, pour dévoiler les causes plus profondes de malentendus et de tensions, et pour améliorer la vie interculturelle de quartier.

Nous nous attendions à ce que les échanges sur ces trois pistes, entre des animateurs de quartier de différentes villes en France, en Belgique et au Luxembourg, aboutiraient à une compréhension plus fine de ce que la vie multiculturelle de quartier implique concrètement et de ce qui peut être fait -de l'intérieur aussi bien que de l'extérieur- pour contribuer à de meilleures relations sociales et interculturelles.

Les participants furent choisis sur la base de leur implication directe et active dans la vie d'un quartier, en tant qu'animateur de quartier, travailleur de rue, ou formateur.
La préférence était donnée à celles et ceux qui vivent ou ont vécu personnellement dans ces quartiers. Vivant en contact direct et quotidien avec les habitants, ces personnes nous semblaient susceptibles d'avoir une vue à la fois concrète mais aussi suffisamment distanciée des problèmes. Une connaissance de ces formes de société alliée à une capacité d'analyse de leurs propres expériences.
L'inconvénient d'un tel choix était, bien sûr, que ces animateurs ne peuvent pas être considérés comme véritablement représentatifs des sociétés de quartier.
Nous nous attendions en outre à ce que leurs expériences - quoique vécues dans diverses villes de trois pays - révèlent des concordances, qui seraient autant de pistes possibles de réflexion, autant de signaux de ce qui s'y passe et de ce qui peut être fait.
Le constat d'éventuelles concordances pourrait, bien sûr, être biaisé par le fait qu'il s'agissait d'un groupe professionnel relativement homogène. Ceci dit, leurs expériences et leurs visions n'en sont pas moins intéressantes et utiles à la réflexion.

Méthode de préparation


La préparation de cette Rencontre s'est déroulée, selon la démarche habituelle du Réseau Cultures, par une série d'étapes :

Un engagement à réaliser
un travail collectif

Un travail en profondeur sur le thème proposé ne peut se faire qu'à partir d'une réflexion préalable à l'échange. Il est également clair que le dialogue, au cours de la rencontre prévue, gagnera en intensité et richesse si chaque participant(e) a pu, avant de les retrouver, réfléchir sur les contributions des autres participant(e)s. C'est le sens de la préparation en deux "vagues" de contributions écrites :

Première "vague"
Dans un premier temps, chaque participant(e) s'est penché(e) sur son propre contexte. Elle/il a rédigé un premier document répondant à quelques questions initiales, formulées par le Comité de Pilotage de la démarche. Ces premières contributions furent envoyées au secrétariat du Réseau Cultures qui assurait la gestion de l'ensemble. Le Comité de Pilotage, après avoir étudié tous les textes, se réunit et formula une série de questions nouvelles pour la seconde contribution écrite.

Deuxième "vague"
Chaque participant(e) reçut l'ensemble des textes de la première vague ainsi que les nouvelles questions relatives à leur deuxième contribution écrite. Celles-ci visaient à faciliter le passage du descriptif à l'analyse, puis de l'analyse aux nouvelles perspectives.
Les réponses à cette deuxième "vague" furent adressées aux participant(e)s un mois avant la rencontre.

Une rencontre fructueuse

 


Le travail collectif avait préparé la rencontre entre les participants au projet. Celle-ci commença par un tour de table. Chaque participant(e) put proposer, comme base de discussion, les questions et réflexions qu'elle/il avait dégagées de sa lecture des contributions des autres. Un ordre du jour en émergea. Les participant(e)s fixèrent également les modalités de travail (sessions plénières, carrefours, jeux de rôles, etc.).

La Rencontre dura trois jours pleins. Un temps d'immersion dans la réalité locale bruxelloise fut également programmé.

Résultat

Le rapport qui suit rend compte des résultats de la démarche. Il sera diffusé - pour une bonne part - dans la revue du Réseau Cultures, "CULTURES & DEVELOPPEMENT".

Dans le premier chapitre les participants partagent avec le lecteur leurs vécus au quotidien et leurs perceptions du sens de ces vécus. Il explore les questions a. et b. (voir page 7).
Le deuxième chapitre décrit une série d'initiatives (prises au sein des quartiers ou venant de l'extérieur) auxquelles les animateurs de quartier étaient associées. Ces descriptions sont également accompagnées d'observations de la part des animateurs de quartier. Ce chapitre traite de la question c. (voir page 7).
Le chapitre 3 est voué à une tentative de l'auteur du rapport de faire le bilan de la démarche en analysant les implications des constats faits à la fin des deux premiers chapitres. Cette analyse est également basée sur et inspirée par les discussions entre les animateurs de quartier pendant l'Atelier de Bruxelles.

 

Chapitre 1 : LE VECU AU QUOTIDIEN
Témoignages

Dans un souci de construire la réflexion commune à partir du vécu de la réalité quotidienne dans les quartiers multiculturels dits " sensibles ", les participants ont commencé par se raconter comment ils perçoivent cette réalité dans leurs quartiers respectifs.

Les citations suivantes sont issues des contributions écrites des participants préalables à leur rencontre pendant l'Atelier de Bruxelles. Le premier élément sur lequel elles mettent l'accent, c'est la violence.

Etre envahi


(Jacqueline Lesquier, Paris/Hauts-de-Seine).

" Il y a de la violence, surtout pendant les périodes de vacances scolaires. Des adolescents en bande vous agressent " gratuitement ", c'est à dire verbalement ou physiquement, sans raison apparente; ils cassent, soit pour voler soit pour se défouler. Les " aînés " font faire les mauvais coups par les petits, sachant que la police ne peut les arrêter.
A la Caravelle, à plusieurs reprises, des jeunes se sont attaqués à la serrure du local, pour le plaisir de la mettre hors d'usage. L'an dernier, ils ont mis le feu au bureau de tabac. Ils ont aussi saccagé les locaux du Centre culturel et social de la cité, qui est resté fermé un certain temps, bien qu'il n'arrive pas à accueillir tous ceux qui veulent s'inscrire, faute de moyens. Il y a des rivalités entre bandes de cités voisines: pendant les petites vacances scolaires au printemps dernier il y a eu des échanges de coups de feu sur le parking de La Caravelle et dans les rues adjacentes, des voitures ont eu leurs vitres brisées. Par la suite, c'était la peur: certaines mères de famille craignent pour leurs petits par exemple et ne les laissent pas sortir seuls.
Il y a le problème de la promiscuité. La Caravelle, par exemple, est une espèce de " barre " où logent 4000 personnes. Dans certains quartiers, il y a une majorité d'habitants d'origine étrangère: les habitants de souche française ont l'impression d'être envahis, étrangers dans leur ville.
Ces tensions sont surtout dues aux problèmes du chômage, aux conditions de logement et à l'absence de perspectives d'avenir.
Mais il y a aussi dans les familles le problème de la perte d'autorité du père que certains enfants ont toujours connu au chômage, et c'est un problème de nature culturelle, surtout dans les familles maghrébines.

Le problème de la langue: il est aussi réel pour nous, les Français, qui ne parlons pas arabe par exemple. Quand il y a des conflits, il arrive assez souvent qu'enfants et adultes se mettent à parler dans leur langue d'origine et nous excluent du dialogue et de la relation, parfois inconsciemment, souvent volontairement.
S'il y a une forte demande de cours d'arabe, chez les jeunes comme chez les adultes, c'est par quête d'identité, c'est pour renouer avec leur culture d'origine et leur religion, mais il y a parfois une certaine ambiguïté dans cette quête.
Le manque de connaissance de la langue française pose surtout un problème aux parents vis-à-vis de l'institution scolaire et dans les démarches administratives. Aujourd'hui la majorité des enfants et des jeunes sont scolarisés et s'expriment en français ".

Un espace d'évitement


(Pascal Aubert et Fanta Sangare Bougueon, Paris)

" Peu de choses font rire ou même pleurer ensemble, en public. C'est peut-être une des caractéristiques les plus fortes de l'évolution des cités que nous connaissons, l'espace public est un espace d'évitement ou de conflit, on y partage peu les joies et les peines, qui se réfugient à l'abri des appartements. Au delà de ce qui est exprimé existent bien sûr ce que les habitants de ces quartiers populaires partagent malgré eux: la pauvreté pour certains, le sentiment d'abandon, la peur, l'envie de partir mais aussi l'envie de s'en sortir. Ils partagent les choses qui leur sont imposées et sont plutôt, pour le reste, sur le mode de la concurrence. Cette concurrence peut prendre la forme du racisme ou de la stigmatisation de la différence; en tout cas la solidarité n'est pas inscrite dans le fonctionnement habituel des quartiers, qui ne constituent pas des communautés alors même que leurs habitants peuvent avoir objectivement les mêmes intérêts. Ne subsistent que les fonctionnements communautaires, établis sur la base de l'immigration quand elle est récente, mais qui, s'ils aident les arrivants, peuvent dans certains cas être un obstacle à l'intégration ".

 

Regards croisés


(Marie Agbessi, Roubaix)

" Quand, dans un quartier, on voit de nombreux jeunes désœuvrés sans aucune perspective d'emploi, alors que les parents eux-mêmes ne savent pas comment joindre les deux bouts pour finir le mois, on a envie d'en pleurer. Le décès d'un voisin bien connu nous rappelle que le temps nous est compté et qu'on devrait faire l'effort d'accumuler les instants positifs.
Malgré cela, certains personnages croisés au coin de la rue ou chez le commerçant, tel vieux pépé, telle brave dame perdue dans toutes les privations imposées par l'injustice sociale, ont souvent des expressions, des analyses ou même des colères qui valent bien un bon éclat de rire.
Pendant la coupe du monde, j'ai rencontré un adorable petit (il avait à peine cinq ans) qui me demandait le pronostic du match France-Brésil, il posait la même question à tous ceux qui passaient sur son trottoir ce jour-là. J'ai beaucoup ri et je m'en souviens toujours avec tendresse. Exception faite de tous les dessous douteux de ces manifestations sportives et culturelles, on doit admettre qu'il existe encore des moments de partage intenses à provoquer pour gérer la paix sociale.
Les habitants d'un quartier ont tous en commun la volonté de présenter le côté positif de leur lieu de vie. Personne n'a envie de laisser apparaître que son quartier est le plus mauvais. Quand le sentiment négatif commence à dominer, les gens s'en vont ou ne participent plus à la vie du quartier.
Pour le public que je connais, c'est la question de l'activité rémunératrice au quotidien qui domine. Comment faire prendre en compte les savoir-faire des populations pour améliorer le quotidien de chacun, même s'il n'est pas possible de donner de l'emploi à tous ? "

Quand l'exil de nous-mêmes
pèse trop…


(Laetitia Mazoyer, Paris)

" Dans mon quartier des richesses interculturelles, il y en a ! Je travaille avec une dame algérienne et j'apprends plein de choses avec elle. Mais des conflits, des doutes, des appréhensions aussi il y en a, dûs au manque de connaissance, à la peur de celui qu'on ne connaît pas, dont on ne connaît pas les codes et aussi à des systèmes relationnels qui, ma foi, me gênent parfois, surtout entre les hommes et les femmes.
Il y a un café, le seul café de la rue où nous travaillons. On y trouve une majorité d'hommes, et des vieilles habituées du bar. Le patron est fort sympathique, et, au bout de trois ans, les autres personnes de l'association et moi-même avons tissé des relations. On s'est apprivoisés et acceptés. Aujourd'hui, je travaille juste à côté. Au début, j'allais prendre mon café au bar le matin, le plus souvent, je l'emportais au bureau, ayant un peu de mal avec les horaires et surtout sentant des regards qui voulaient dire pour moi: " Tu peux venir ici, on t'accepte, mais ne va pas trop loin. C'est notre territoire. " Je croyais être la seule à ressentir ça, mais la conteuse qui travaille sur le quartier a ressenti la même chose. C'est vrai que c'est un sujet qui me tient à cœur, car quand même, bien souvent, c'est sur les femmes que retombe le plus la pression interculturelle, même si, bien sûr, les hommes en souffrent aussi mais d'une autre manière.
Ce qui fait rire ? J'ai vu les gens rire lors des fêtes d'école, des spectacles de contes, des veillées surtout de contes, et des soirées 'échanges de paroles' pour adultes.
Au quotidien, je ne les vois pas tellement rire en fait. Je les vois sourire, de gros éclats de rire, il n'y en a pas beaucoup. Je me souviens d'un soir avec une collègue algérienne, elle n'en pouvait plus de rire. On venait de sortir d'une réunion, et il était minuit et demi ; elle devait rentrer plus tôt, mais on était devant chez elle et elle a raconté l'histoire du marabout du dixième étage qui lançait des œufs, et tous les matins elle se demandait pourquoi il y a avait des coquilles d'œufs par terre, et un jour une voisine lui a dit qu'il y avait un marabout au dixième étage et un vrai défilé. Elle racontait aussi l'histoire de sa gardienne qui prenait des photos de serviettes hygiéniques jetées par la fenêtre pour dire aux bailleurs qu'il y avait des gens sales dans l'immeuble et on a piqué un vrai fou rire, à minuit et demi, imaginant la gardienne, le marabout jetant des œufs du dixième étage.
On rigole beaucoup de nos histoires avec ma voisine algérienne qui a mon âge. On rit parce qu'on dédramatise, on se moque de nous-même et ça me fait du bien.
On pleure, on pleure quand la solitude, l'exil de nous-mêmes nous pèse trop.
Je me souviens d'une dame, à un conseil de quartier, qui était venue me voir, en pleurant, en disant: " Je ne viens pas demander de l'aide, je viens pour rencontrer d'autres personnes. "
Le chômage aussi, ça fait pleurer parce que l'argent manque, mais aussi par toutes les conséquences que le chômage entraîne. A quoi est-on utile lorsqu'on est au chômage ? Pour qui existe-t-on ?"

Une mémoire en constitution


(Youssef Haji, la Goutte d'Or, Paris)

" Dans les différentes expériences menées, le souci principal des habitants, au-delà de la résolution de leurs propres problèmes sociaux et économiques, reste une valorisation de leurs propres savoir faire et de leur savoir être. Cette valorisation ne peut pas être artificiel, elle doit s'appuyer sur une écoute agissante permettant aux gens de travailler ensemble autour de la genèse d'un projet et sa concrétisation. Les difficultés commencent lorsqu'on fait semblant d'impliquer les gens sans réellement les impliquer. Cette implication exige le droit à l'information pour mieux percevoir les aboutissements d'un projet. Ce droit exige aussi une transparence dans la gestion et dans la prise des décisions collectives.

Les tensions et conflits qui pourraient exister sur les quartiers, à mon avis et à partir de mon humble expérience, reposent essentiellement sur le fait que l'installation des personnes dans les quartiers périphériques se fait d'une façon accidentelle ou imposée avec aucune participation à la vie dans des ensembles avec une mémoire si ce n'est celle en devenir, apportée par des populations de milieux et de parcours différents. C'est la prise de conscience de cette nouvelle mémoire en constitution qui manque dans les démarches de développement de ces quartiers. L'approche interculturelle pourrait donner une cohésion à cette diversité qui serait vécue comme élément de réussite dans les sociétés de demain et non pas comme éléments d'échec ou de renfermement rétrograde.

Les conflits prennent dans ces situations des allures de conflit de nature culturelle avec des jugements de valeur qui ne dépassent pas les constats visibles:
- s'il y a insécurité, c'est à cause de la violence des maghrébins
- s'il y a dégradations du cadre de vie, c'est à cause des familles africaines
- s'il y a du bruit tard le soir, c'est à cause des jeunes
- s'il y a chômage, c'est à cause de la fainéantise des habitants …

En un mot, s'il y a problème, c'est à cause des mélanges. Or, on ne s'est jamais posé la question sur le fait que les mélanges, dans ces cas, sont porteurs de violences et, dans d'autres cas, peuvent être porteurs d'innovations et de savoirs:
- les fondements de la renaissance européenne sont ancrés dans une société interculturelle avant la lettre, qui est la société arabo andalouse dans l'Espagne musulmane ;
- la victoire sur le fascisme et le nazisme (l'une des idéologies les plus antagonistes avec l'idée de l'interculturel) s'est faite grâce à des bataillons où américains, australiens, français, sénégalais, marocains, anglais … se trouvaient sur la même ligne de front avec aucun dénominateur commun quant à la langue, le vécu de l'histoire, néanmoins à part l'attachement à l'idée de liberté et du refus du totalitarisme ;
- aujourd'hui, si l'on regarde la composition des différents instituts de recherches scientifiques, médicales ou même - malheureusement - militaire, on trouve que ces lieux sont des lieux multiculturels par excellence.
La France a toujours été un pays monolingue et l'intégration " à la française " s'est toujours faite à partir de la maîtrise de la langue. Cela marginalise effectivement les populations issues de l'immigration avec des conséquences sur leur implication dans la vie de quartier (rapport aux institutions, aux écoles …). Et même les bonnes intentions d'y remédier peuvent se heurter à des malentendus interculturels, tel ce conseil d'école qui voulait une participation des parents immigrés à la vie de l'école. Il a demandé au seul père maghrébin qui participe aux réunions du Conseil d'animer des ateliers de contes. On n'a plus revu le père. Lorsque je lui ai demandé les causes de son départ, il m'a répondu: " Il est malheureux que mon investissement est récompensé par le fait de me demander de jouer au clown (conteur) alors que je suis d'une famille respectable … ".

Manque de compréhension…
source de mal-vie


(Mahfoud Galizara, Avignon)

" Au-delà des nombreux besoins matériels du quotidien (besoin de crèches, besoin d'espaces de jeux pour les enfants, besoin de locaux de réunions, …), on constate un manque de solidarité et de compréhension entre les différentes populations. C'est ce manque de compréhension qui crée le sentiment de malaise ou de mal-vie, le repli sur soi et le développement de l'individualisme. N'ayant rien à partager avec les autres, on ne s'intéresse pas au devenir du quartier. De temps à autre, à l'occasion de grave catastrophe naturelle ou d'agression mortelle, un sursaut populaire et solidaire (toute origine confondue) peut se manifester. Des femmes tentent parfois de se mobiliser pour combattre la diffusion de la drogue qui touche plusieurs de leurs enfants sans distinction de race.
Les tensions et les conflits dans les quartiers sont aussi nombreux entre des populations de même origine qu'entre des populations de culture différente. Ils ont le plus souvent un rapport avec le comportement des enfants à l'extérieur de chez eux (bruit, bagarre, salissure, …). Lorsque ces problèmes touchent deux familles maghrébines de pays différents, chacune va accuser l'autre de tares dues à ses origines nationales. S'ils appartiennent au même pays, on critiquera alors la région de l'autre. Si le conflit se produit entre une famille européenne et une famille d'origine étrangère, chacune va l'expliquer par l'origine ethnique de l'autre ( ils sont racistes / ils sont sauvages ).
Par conséquent, ce n'est pas un problème de différence culturelle mais de niveau culturel, en ce sens où les personnes n'analysent pas objectivement les problèmes mais se contentent des idées simplistes qui leur viennent à l'esprit ou qu'ils ont entendues. La télévision participe parfois à l'entretien de ces faux clichés.
Le manque de connaissance de la langue française joue certainement un rôle dans le repli sur soi et le manque de communication entre les personnes. Cela devient également un argument pour refuser d'intégrer l'autre, en considérant qu'il n'a pas fait suffisamment d'effort pour apprendre la langue du pays d'accueil comme si on pouvait mieux faire à sa place.
Ne connaissant pas la langue de l'autre, on se prive alors de la connaissance des mécanismes culturels qui fabriquent les pensées. D'où le glissement vers des jugements hâtifs à partir de nos propres références.

Certes, les mêmes mots, gestes et actes diffèrent souvent d'une communauté à l'autre: on ne témoigne pas de la même façon l'affection (question de pudeur), l'échelle et le système de valeurs peuvent différer (l'utile et le futile, le sens de l'hospitalité).
Exemples :
- l'hospitalité envers le voisin est un devoir pour un Musulman, mais souvent sa générosité soulève la méfiance chez l'Européen ;
- l'Européen qui veut embrasser l'hôtesse de maison de confession musulmane parce qu'elle l'a dignement reçu lors d'une invitation, met très mal à l'aise et la femme et le mari de celle-ci car cela ne se fait pas du tout. La même gêne existe lorsque cela arrive à une Européenne qui veut témoigner son amitié à un musulman, surtout s'il est marié ;
- on reproche aux musulmans de trop dire merci , interprétant cela comme une faiblesse, alors que dans l'esprit de ces derniers c'est une marque de savoir vivre.

On ne peut être méprisé
et gentil à la fois


(Gaby Etchebarne, Toulouse)

" La pièce de théâtre que nous, six femmes, avons montée une trentaine de fois dans les communes autour de Toulouse et d'autres villes en France, nous a bien initiées à la vie multiculturelle de quartier. Parmi les spectateurs - et donc pendant les débats qui suivaient les représentations -, nous avons eu beaucoup de membres d'associations et d'habitants vivant dans les quartiers dits sensibles . Leurs préoccupations les plus importantes ? Trouver du travail ; être reconnus ; se faire entendre ; être écoutés. En général, s'ils ne sont pas militant(e)s, le dialogue commence dans l'agressivité, l'ironie, le cynisme ; une façon de nous dire: c'est ça que l'on vit avec ceux qui ne vivent pas dans notre groupe culturel, dans les conditions de vie qui sont les nôtres.
Ces expériences nous ont appris que les gens méprisés et rejetés par la société refusent le dialogue parce qu'ils n'y croient plus ; qu'on ne peut être méprisé et être gentil à la fois ; que la perte du sentiment de sa propre dignité rend méchant ; que la difficulté de dialogue ne vient pas tant des différences de cultures, mais bien plutôt du rejet social et du mépris que ce rejet exprime ; qu'il ne reste qu'un moyen - aux yeux de la majorité des méprisés - de retrouver un peu de dignité: l'appartenance à l'ethnie, à la religion ; d'où les intégrismes, les nationalismes et toutes les manipulations qu'ils engendrent ; que tous les hommes et toutes les femmes de toutes les cultures réagissent de la même manière devant le racisme, le mépris des autres (vraiment, il n'y a qu'une race: la race humaine), qu'on est tous et toutes un sacré mélange de bonté et de méchanceté, de tendresse et de dureté, que ce constat, loin d'être désespérant est au contraire un facteur de rencontre avec les autres, eux qui sont - comme moi - un peu bons et un peu méchants ; on peut donc se comprendre et dialoguer.
Ceci dit, ce constat ne signifie pas qu'il faut renoncer à la lutte contre toutes les formes de manipulations. Bien au contraire. Je pense qu'il nous faut poursuivre une lutte sans merci pour dénoncer toutes les formes de pouvoir - en particulier le pouvoir économique - qui impose, plus que jamais, ses lois aux politiques et aux peuples. Cela nous amène à parler des relations interculturelles, des conflits qui revêtent cette forme, des difficultés de relations qu'elles engendrent. C'est là un problème extrêmement complexe. Nous, les pays riches, nous avons le besoin de beaucoup écouter ceux et celles auxquels on a longtemps imposé nos idées et nos façons de faire.
Mais je voudrais ajouter une seule remarque à ce propos, quelque chose qui me paraît fondamental et que j'ai constaté pendant les débats et pendant mes séjours dans des pays d'une culture très différente de la mienne: je reste persuadée qu'on ne peut avoir un échange de fond avec ceux et celles d'une autre culture en dehors d'une vision et d'une action communes sur le monde et l'Etre humain. Quand on lutte contre les pouvoirs qui écrasent l'être humain, pour sa dignité, pour la justice et le partage des richesses, on peut accepter que l'étranger critique notre pays, qu'il dénonce ce qui ne va pas chez nous. Parce que, justement, il n'est plus l'étranger , il est mon frère, elle est ma sœur. Pour moi, aimer un autre pays, se pencher sur sa culture, ce n'est pas dire béatement: oh ! que c'est beau ! C'est aussi refuser et dénoncer ce qui, dans cette culture, va contre les Droits de l'Homme (et encore, plus peut-être, contre les Droits de la Femme).
J'ai connu cette expérience de dialogue vrai avec des gens d'une culture tout à fait différente et je trouve que ce sont des moments d'une grande intensité ; mais dans la plupart des cas, ce n'est pas possible et il faut se taire .

Constats

Les témoignages des animateurs de quartier par rapport aux relations entre les habitants de leurs quartiers urbains multiculturels (question a., page 7) démontrent une tendance à situer ces relations dans un cadre contextuel complexe. Malgré le fait que chaque quartier connaît ses propres caractéristiques, ils partagent apparemment des traits saillants généraux. Parmi ceux-ci on pourrait distinguer :
* des traits relatifs au cadre structurel, c'est à dire un ensemble complexe de facteurs qui influencent la vie des habitants du quartier, mais qui dépassent leur sphère d'influence à eux;
* des traits qui se portent plutôt sur la nature des relations entre les habitants du quartier.

Voici les traits généraux qui sont le plus souvent mentionnés:

- cadre structurel :
* le chômage et la précarité
* le rejet social de la société hors le quartier
* la présence de langues différentes
* le problème du fonctionnement des autorités publiques


- nature des relations:
* une tendance à éviter la rencontre dans les espaces publiques
* la création de 'territoires' (p.ex. le café pour les hommes)
* des malentendus et des exclusions mutuelles
* la violence, mais aussi 'les regards croisés'
* les tensions et conflits : pas nécessairement ni uniquement
dus à des différences culturelles
* la recherche de dignité : souvent identifiée à la quête d'identité
ethnique et/ou religieuse
* le manque de mémoire commune.

Il va sans dire que les deux types de traits sont intimement liés et qu'il existe une interaction entre eux même s'il est difficile de l'expliciter.

 

[1] [2] [3]

Mis à jour le