Numéro 4 | Octobre 1999 | ||
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Oasis de l'Alliance Tous les observateurs de la scène politique algérienne sont convaincus que les choses bougent en Algérie. Les échos qui parviennent de l'Algérie n'ont plus ce goût amer d'une série de drames tragiques. Après plus de sept ans de violence avec un chiffre officiel de plus de 100 000 morts et plus d'un million de victimes, l'Algérie retrouvera-t-elle le chemin de la paix ? C'est ce qui semble se concrétiser à travers la démarche politique que vient d'initier le Président nouvellement élu de l'Algérie : Abdelaziz Bouteflika. Trois mois après son élection, l'ex-ministre des affaires étrangères sous Boumédienne, devenu Président, surprend la classe politique en s'attaquant à la priorité des priorités : la gestion de la question sécuritaire. Il rend publique son intention de pardonner aux membres des groupes armés qui n'ont pas été impliqués dans des crimes de sang, de viol et d'attentats à l'explosif dans des lieux publics. Ce " Projet de concorde civile " recommande des mesures juridiques clémentes pour les personnes appartenant aux réseaux des groupes armés, qui se sont rendus aux autorités. Les plus extrémistes seront poursuivis par la loi et traduits devant la justice. Depuis cette annonce, le contexte politique connaît une autre dynamique. Les oppositions les plus farouches au " projet de concorde civile " ont laissé place à un sentiment de tolérance mais pas d'oubli. Le Parlement l'a approuvé avec une forte majorité et un référendum sera organisé à la rentrée prochaine (septembre 99) afin d'élargir la base du consensus. La décennie noire qui a maintenu l'Algérie dans une situation très précaire proche de l'effondrement est en train de laisser place à une Algérie convalescente. Des rumeurs à Alger évoquent la possibilité d'une levée de l'état d'urgence, de la libération de tous les détenus politiques, d'un retour des compagnies aériennes internationales, de la suppression des visas… Des espérances qui démontrent le souhait des algériens de retourner à une vie normale. Entreprendre de réconcilier les algériens, reconnaître les droits des victimes du terrorisme, situer la responsabilité des auteurs des assassinats, être clément envers ceux qui ont choisi la voie de la violence sans s'y impliquer, réhabiliter la mémoire oubliée de ceux qui ont été bannis par l'Histoire officielle, mettre fin à l'isolement de l'Algérie en lui imprimant la place qui lui revient sur le plan régional et international, rendre l'espoir aux jeunes, autant de défis que le président Abdelaziz Bouteflika devra relever et faire aboutir. C'est dans ce contexte particulièrement riche en événements que l'Algérie a tenu le 35ème Sommet des pays africains de l'OUA. Quarante-deux chefs d'Etats africains et d'importantes personnalités sont venus à Alger discuter des perspectives politiques du continent africain. Un moment fort et significatif pour l'Algérie qui retrouve un nouveau souffle politique et diplomatique. Cela ne s'arrêtera pas là. La scène politique connaîtra d'autres bouleversements tels que le changement de l'actuel gouvernement qui sera élargi à d'autres formations politiques. L'attention sera focalisée sur ces changements qui donnent aux algériens le droit de croire que tout est possible... Nassira SALEM (Algérie) Emergence de la société civile algérienne 1999, une année pas comme les autres. L'Algérie change-t-elle de visage ? Les mots hier tabous : paix, islam, islamité, islamisme, consensus, concorde... se libèrent ; des citoyens comme des organisations citoyennes peuvent en débattre en toute liberté sans risque de réprobation sociale, sans crainte d'être soupçonné de sympathies intégristes, terroristes ou antidémocratiques. Les thèses éradicatrices perdent du terrain et tombent en désuétude. L'Algérie exsangue, l'Algérie profonde, ballottée, chassée de ses campagnes, de ses montagnes, de ses villages, l'Algérie précaire qui ceinture les grandes villes du littoral ou des hauts plateaux ; l'Algérie des jeunes, des chômeurs... veut tourner la page. Pour cette Algérie, plus préoccupée par sa situation économique, la dégradation des conditions de vie, le sous-emploi, l'environnement... le " projet de loi sur la concorde civile " relance l'intérêt pour le Politique et donne à chacun l'espoir d'une paix retrouvée, d'une paix nécessaire pour construire son avenir. Il faut aussi compter avec l'autre Algérie : celle qui s'inquiète et se méfie de cette loi qu'elle assimile à un processus de réhabilitation des parties totalitaires et une réinsertion des criminels dans la société. L'Algérie qui doute de l'efficacité et des garanties juridiques et craint une nouvelle vague de violence portée par les sentiments de vengeance et de représailles. L'Algérie qui rejette le consensus et exige l'éradication. Le conflit a trop duré. Plus, c'est trop ! Tout indique une nette régression du pays (équivalent à un recul de 30 années). Rien n'a été épargné : l'économie, l'éducation, la formation, la santé, l'environnement... sont en faillite et nécessitent de profondes réformes. Et puis, il y a l'Algérie qui attend, celle des jeunes (75% de la population), des "économiquement faibles" (50% de la population en dessous du seuil de pauvreté), des sans-emploi (30% de chômeurs), des exclus de l'éducation et des systèmes de formation (taux de réussite au bac 99 inférieur à 26%) ; l'Algérie qui a besoin de capitaux (flux nets de capitaux privés en 97 égal à -543 millions de dollars) et doit séduire les investisseurs ; l'Algérie qui supporte le fardeau de la dette (31 milliards de dollars). C'est l'Algérie plurielle, authentique et généreuse, qui s'éloigne des surenchères et des manipulations politiciennes. Pour cette Algérie, le choix est fait, la loi sur la concorde civile est une ouverture qui enclenche un processus de construction de la Paix. En gestation depuis 1988, la société nouvelle se met en place. Elle a été forgée dans la douleur et la précarité et veut se libérer de ses dernières contradictions pour prendre en charge sa propre destinée. Elle a pour elle une nouvelle culture, brassage de divers héritages civilisationnels, de traditions locales et de modernité sur fond de mondialisation. Elle est sans complexe, plus ouverte au dialogue interculturel et à l'échange. C'est l'Algérie du IIIème millénaire. Loin de la pensée unique et des totalitarismes. Elle surprend et dérange les nostalgiques d'époques révolues, elle ne demande pas un assistanat, mais des partenaires. Elle nécessite un renforcement de ses capacités pour relever le double défi de reconstruction d'une société profondément ébranlée par la crise multiple que traverse le pays, et l'entrée de plein pied dans la mondialisation. Ses atouts : sa jeunesse, son énergie, la confiance en soi, sa soif de démocratie et de bien être. Ce nouveau paysage qui s'annonce, sera forcément fait avec moins d'Etat et plus de société civile et de citoyenneté. La reconstruction a besoin de multiplier à tous les niveaux et de consolider les cadres de concertation et de partenariat. Cet élément dont les prémices existent dans le mouvement associatif en place, devrait évoluer pour jouer son rôle de mobilisation et d'investissement des énergies. Mounir Bencharif (Algérie) Algérie, la " révolte en prose " On ne les compte plus ces contestataires de la nouvelle génération. Ceux d'un pays qui cherche son identité et fuit une sombre décennie. Alger grimpe à flanc de montagne sous la chaleur douce de la Méditerranée. Elle s'agrippe, s'étale et se recroqueville sur sa révolte millénaire. La brise apporte de nouveaux airs de contestation : La révolte rap. En 1993, deux groupes tentent de dire en prose dialectale leur marasme. L'Algérie ne va plus. Ils contestent les injustices couvées depuis des décennies, le chômage et le mal de vivre de la jeunesse. Ces groupes sont Hamma boys (du nom d'un quartier populaire détruit pour construire un hôtel de luxe) et Intik (mot populaire qui signifie " tout va bien "). Il faut attendre 1998 pour que leurs albums voient enfin le jour. Qu'ils vivent au cœur de la capitale ou dans les cités de banlieue, le malaise des jeunes est le même, grandissant avec l'âge. Quand Hamma chante : " On vit dans un monde de dingues, habitués au bang. Le bang des flingues " ; Intik reprend " Ne suffit pas la galère du chômage, on y ajoute celle de la corruption et du sabotage ". Ces deux groupes sont très vite relayés par d'autres. MBS (le micro brise le silence), SOS, TWO pass… On ne les compte plus. Ils sont dix, vingt ou peut être trente. A chaque quartier ses contestataires. Deux groupes de rap féminins voient le jour, Les messagères et MLG (Moon Light Girls). Elles disent que la vie de galère est aussi le lot des filles. L'Algérie foisonne et à Oran le groupe VIX-IT naît au cœur de l'université, en pleine capitale du raï. Le chemin est ardu. Leurs textes : " Où va l'Algérie ? ", " le moral à zéro ", " hip hop oranais " n'ont pas encore trouvé la route qui mène vers les studios d'enregistrement. A Annaba, Double kanon fait irruption dans le monde du rap avec deux albums longtemps mûris. Sur la pochette du deuxième album, on peut lire 'le plus dangereux groupe de rap algérien'. Quand les textes de VIX IT prônent un art du verbe travaillé, ciselé et frappant, Double Kanon matraquent brutalement à coup de verbes crus, musicalement stylés. Poésie sans détours, contestation à fleur de peau, le rap est un phénomène en expansion si rapide qu'il reste difficile à suivre. C'est un mode de communication forcé, une aire de dénonciation brutale. Les villes ne s'endorment jamais longtemps, la rage ne s'apaise jamais pour de bon. Ils rapent, zapent, lisent, disent que l'Algérie n'est pas remise, grise de ses enfants qui tombent sous le coup des bombes. Veillent, s'éveillent et se lancent, dansent dans la folie du verbe qui rape et frappe. Latéfa Lafer (Documentaliste à la cinémathèque d'Alger) Une Journée pas Banale Aujourd'hui ma journée a été marquée par deux événements. J'ai assisté à la projection en avant première d'un vidéo film et j'ai pris un taxi pour rentrer chez moi. Faits d'une banalité déconcertante me direz-vous. Pas autant que cela et si ce n'est le hasard j'aurais pu les rater et passer à côté de ces détails qui font l'Histoire. Enfoncé dans mes activités associatives, je n'ai pas fréquenté une salle de cinéma depuis des années. Si le vidéo film n'était signé par un ami et ex-collègue de l'Université des Sciences et Technologie Houari Boumedienne d'Alger, je n'aurais certainement pas suspendu mes activités pour suivre cette projection retraçant l'histoire d'une grève. Dès les premières images, je suis rassuré. Abder a trouvé le ton et l'image juste et a réussi une prouesse rare, retransmettre toute la sensibilité et toute la valeur historique de l'événement. Les premières images balbutiantes d'une caméra qui tremble, les premiers mots écorchés et les premières phrases hésitantes d'orateurs timides se succèdent lentement et évoluent progressivement vers la maîtrise et la fermeté. Farid qui a présenté le film explique ces " défauts techniques " par des conditions difficiles de tournage et la qualité du matériel. Il parle d'images tournées dans l'urgence d'une lutte socioprofessionnelle encore fragile et d'un syndicat autonome (le Conseil National des Enseignants du Supérieur) encore timide et méprisé…Le temps s'écoule, les images se renforcent, la caméra comme le verbe s'assurent. Nous sentons que le réalisateur fait corps avec sa caméra, le mouvement se confirme. Il n'y a plus de timidité, plus de doute, la grève est bien ancrée et Abder bien campé avec sa VHS nous y fait entrer de plein pied. Les images deviennent force, les mots sont justes et reproduisent l'émotion de ces longs mois de grève qui marquent l'histoire naissante et mouvementée d'un syndicat autonome. Ce vidéo film, tourné avec des moyens dérisoires, projeté dans une petite salle de la cinémathèque d'Alger, donne à réfléchir sur la longue, difficile et douloureuse lutte engagée depuis une dizaine d'années par des citoyens anonymes, pour la liberté et le droit d'expression. Souvent nous doutons, souvent nous mésestimons la valeur des victoires arrachées cruellement. Ce document a un double mérite, il témoigne fortement d'une transition démocratique largement amorcée et rend compte, par sa maîtrise technique et sa poésie, à travers l'histoire d'une grève, de la lente mais inexorable consolidation des mouvements de la société civile. Nous sommes le 25 mai 1999. Le deuxième événement est encore plus anodin, prendre un taxi pour rentrer chez moi ! ! ! Le chauffeur est originaire de kabylie. La semaine, il travaille à Alger ; le week-end, il retrouve sa famille qui réside dans un village du Djurdjura proche de Tizi Ouzou. La discussion s'engage et aborde le déroulement des dernières élections présidentielles. En Kabylie, le mot d'ordre du parti dominant le RCD (Rassemblement pour la culture et la Démocratie) est donné : boycott. A 16 heures, notre chauffeur se présente au bureau de vote. Les préposés s'étonnent de voir arriver un de leur cher et honorable concitoyen. Ils pensent d'abord à une visite amicale, mais leur mine se renfrogne et leur œil devient sévère, lorsqu'il demande à voter. Ce n'est qu'une blague, se disent certains. Non, il insiste et fait fi des intimidations et menaces à peine voilées. Bousculant les sensibilités du lieu et au vu et au su de chacun introduit le bulletin du " candidat du consensus " dans l'urne. Geste banal, geste sans effet… Pas tant que cela. Notre ami casse les traditions et les tabous, brave le modus vivendi du parti, il affirme sa citoyenneté. Il en est fier même si demain il risque d'être contraint à quitter le village. Deux cas et deux situations complémentaires qui illustrent la lutte inconsciente que chaque individu mène pour le triomphe des libertés, pour l'affirmation de la société civile et du citoyen. Dans le premier cas, un groupe socioprofessionnel, engagé dans une lutte syndicale pour la reconnaissance de ses droits, affronte la bêtise d'une administration dépassée, accrochée à ses privilèges et son monopole du pouvoir ; dans l'autre, le geste symbolique d'un citoyen qui affronte la bêtise partisane et les inerties culturelles pour exprimer son choix individuel. Notre combat n'est pas inutile, une journée - deux événements - balayent le doute et le découragement et réveillent l'espoir. Banale cette journée, peut être pas ! ! ! Mounir Bencharif (Algérie) |