Numéro 5 | avril 2000 | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Sommaire |
Chantier Yin-Yang Au début de cette décennie, lorsque je vivais mes premières expériences dans la coordination de groupes d'hommes, j'ai entendu une accusation significative de la part de quelques femmes. « Vous êtes discriminatoires ! », nous reprochaient ces dernières indignées lorsque nous les informions que ces groupes et ateliers admettaient seulement des participants mâles. J'ai peu de fois entendu le mot discrimination mieux utilisé que dans cette occasion-là. Il est difficile de se sentir accusé de discriminatoire et ne pas le prendre comme une offense. Mais dans ce cas-ci, c'était ainsi : nous proposions les groupes comme des espaces dans lesquels nous, les hommes nous pouvions nous discriminer. C'est-à-dire, nous voir comme une figure en dehors de la toile de fond des stéréotypes, des modèles et des mandats que cette culture destine à la masculinité. « Où sont les hommes d'aujourd'hui ? » Nous discriminer des femmes, de nos prédécesseurs, de nos contemporains et de nos successeurs ouvrait la possibilité de savoir qui nous sommes, de découvrir l'originalité du masculin et la singularité de chaque homme. A la fin de ce siècle et de ce millénaire, cette question ne pouvait rester sans réponse sans nous causer douleur, désorientation, confusion, égarement et souffrance. L'historienne et philosophe française Elisabeth Badinter (auteure de XY-L'identité masculine, Odile Jacob, Paris, 1992) reconnaît que « l'acquisition de l'identité masculine est ardue et douloureuse, beaucoup plus que pour la fille d'acquérir la sienne ». Dans un documentaire sur les groupes coordonnés par le poète et chercheur jungien Robert Bly (un des initiateurs de ce mouvement), on voit un jeune s'arrêter à un moment déterminé et demander : « Où sont les hommes d'aujourd'hui ? ». La réponse la plus simple pourrait être celle-ci : ils sont submergés sous les rôles, exigences et mandats qui les immobilisent, les bloquent émotionellement, paralysant leurs impulsions les plus vrais et authentiques et laissent de côté le potentiel de leurs possibilités. Je veux rappeler rapidement le grand changement dont les femmes ont été les protagonistes depuis les années 50 et après (particulièrement depuis les années 60), par rapport à leur propre situation, leurs propres mises à l'écart et leur propre féminité niée. Le piège des stéréotypes a maintenu également emprisonnés durant des générations des femmes et des hommes, les affrontant les uns aux autres dans une « guerre des sexes » qui n'a eu seulement (et qui ne peut avoir encore aujourd'hui) que des perdants. Les trois décennies de transformation du féminin sont louables et incontournables dans le changement de scénario des relations humaines dans notre société. Mais il est insuffisant s'il ne s'accompagne pas d'un changement du masculin. Le psychothérapeute James Hillman (compagnon de route de Bly), affirme que depuis la Révolution Industrielle, l'homme s'est de plus en plus éloigné -- à cause de la culture, de l'environnement, des charges éducatives, de ses propres obsessions -- du masculin profond. L'essai de récupérer cette masculinité est devenu , selon Hillman, un « premier processus social postmoderne ». Groupes d'hommes à la recherche de la masculinité profond Les groupes d'hommes sont une manifestation de ce processus. Tous ces groupes ne sont pas identiques, bien qu'ils aient un objectif commun : rompre le cercle du stéréotype et explorer d'autres aires de la masculinité. Certains essaient de déterrer l'homme « sauvage » ou naturel, retournant à des scénarios primitifs et sylvestres dans lesquels se récupèrent et se font l'essai d'anciens modèles de communication (corporelle notamment). D'autres mettent l'accent dans la réflexion sur leur propre condition et sur la recherche intellectuelle. Il y a des groupes qui travaillent dans le but de réveiller le « féminin » endormi ou inconnu des hommes. D'autres proposent des groupes thérapeutiques où l'on aborde les pathologies que génère l'exercice de la masculinité, selon le modèle dessiné par notre culture. Mon expérience personnelle s'est orienté vers une autre option. J'ai commencé en proposant un parcours par les questions générales de la masculinité : nos attitudes face au travail, le succès, les enfants, les femmes, les autres hommes, les parents, le corps, la sexualité, la communauté. Les questionnements sur nos croyances, nos mandats, nos rituels (ou leur perte). La réponse à plusieurs de ces questions en amena d'autres. Ce premier parcours délimita les caractéristiques générales de la masculinité. Les étapes ultérieures pointèrent vers les particularités. J'ai donc travaillé avec des groupes sur des questions spécifiques : hommes 'enceints' débutants comme pères, groupes de pères d'adolescents, groupes d'hommes divorcés, groupes d'hommes amateurs de football, etc. Il est intéressant de voir, dans le panorama de ces propositions et expériences, comment le tout de la masculinité n'est pas nécessairement la somme de ses parties. Un homme n'est pas l'accumulation d'un père, plus un fils, plus un mari, plus un professionnel, plus un travailleur, plus un commerçant, plus un fan, plus un producteur, plus un leader, plus un ami, plus un compétiteur, plus un amant, plus un penseur, plus n'importe quel autre rôle. Il est plus que cela, un être unique, singulier, qui ne peut être contenu dans un préjugé, un pré-concept, un stéréotype. [...] Une nouvelle conception des polarités Aborder les particularités du vécu masculin est donc un exercice de discrimination : une discrimination éclairante. En l'approfondissant, il s'y dessine un profil de la masculinité profonde, authentique et souvent cachée. Cette masculinité ne se complète pas, comme on le dit souvent, avec la prise en charge du « féminin ». Les groupes d'Exploration de l'Ame Masculine - comme je choisi de les appeler - ne sont pas des espaces où les hommes réveillent leur partie « féminine ». Après plusieurs années de travail pour approfondir la face cachée de la masculinité, j'ai la certitude que cette face n'est pas celle d'une femme. On accepte traditionnellement les polarités suivantes:
Si changer ou élargir le stéréotype traditionnel masculin consistait seulement en ce que les hommes assument ces caractéristiques qui ne leur sont pas culturellement assignées, au fond rien ne changerait. Nous continuerions attachés à l'idée qu'il y a des caractéristiques « naturellement » féminines et d'autres « naturellement » masculines. En approfondissant le travail avec les hommes, j'ai réalisé qu'à partir de cette idée, on en vient à percevoir le profil d'un homme « efféminé » (c'est-à-dire, qui nuance son stéréotype avec l'adoption de quelques attitudes, et rien de plus que cela, attribuées au stéréotype féminin). Dans la réalité de sa vie, ou cet homme n'expérimente pas vraiment de profondes transformations, ou il devient ce que l'on appelle un homme light. Il est impossible ni dans un cas, ni dans l'autre, d'espérer une rencontre véritable et profonde avec la femme. [...] En accord avec ma vision, toutes les caractéristiques réparties dans le cadre cité plus haut sont humaines. La division en stéréotypes correspond à l'action culturelle. Mais cette adjudication pourrait être remplacée par une liste unique dans laquelle tout l'ensemble de ces attributs seraient considérés simplement humains. Si nous acceptons cela, nous pouvons proposer une nouvelle conception des polarités : il y a des attributs humains et il y a des modes masculins et féminins d'expérimenter, de vivre et d'exprimer ces attributs. Le travail dans les groupes que je coordonne ne met pas l'accent dans une carence masculine, mais plutôt dans une mise à l'écart. Par exemple, nous ne disons pas que les hommes manquons de sensibilité ou de capacité pour l'intériorité, sinon que nous avons appris quelle est la manière masculine de les exprimer et les communiquer. Chacun des sexes connaît le modèle opposé d'exprimer ces attributs qui lui sont niés ou qu'il met à l'écart. La tâche qu'il reste à accomplir est d'intégrer le propre mode d'actualiser ces attributs. Ceci signifie que la polarité n'est pas, par exemple, provisoin/soin, sinon mode masculin de pourvoir -- mode féminin de pourvoir et mode masculin de soigner -- mode féminin de soigner. Dans les groupes d'hommes, je propose aujourd'hui de travailler les modes masculins d'exprimer les attributs niés (ou désignés comme des caractéristiques de l'autre sexe) et les modes authentiques, non régis par des mandats et croyances, d'exprimer les attributs permis et exigés. De ceci naîtra l'accès à la masculinité profonde. Le défi profond de l'acceptation La masculinité profonde fait référence à des piliers ancestraux du masculin. L'exploration en groupe se passe dans ce territoire. Elle essaie de ne rien inventer, sinon de faire passer de l'arrière à l'avant ces caractéristiques des hommes qui, par le fait d'être reléguées (par l'absence de modèles ainsi que par la présence d'exigences étrangères aux véritables nécessités et possibilités masculines), finirent par appauvrir la vie des hommes contemporains. Intégrer les possibilités présentes et les potentialités mise de coté des hommes, voici la proposition de l'exploration de l'âme masculine. Une fois complété ce processus, il s'en ouvre un nouveau. Lorsque les hommes et les femmes nous nous rencontrerons en ayant découvert les authentiques expressions masculines et féminines de tous les attributs humains, nous nous trouverons devant le défi profond de l'acceptation : chacun vérifiera qu'il y a des modes différents d'exprimer ce qu'il croyait et considérait propre et devra accepter cette différence et les mystères conséquents à cette acceptation. Les hommes, nous verrons des expressions méconnues de la force, du courage ou de l'action, et les femmes se retrouveront avec des modes inconnus pour elles de manifester la tendresse, la passivité, ou la nutrition. Un nouvel horizon de nos liens nous attendra. Sergio Sinay (Argentine) * Une version de ce texte a été publiée dans le N°4 de la revue Enfoque Gestáltico (avril 1997). |