Numéro 3 | Mai 1999 | ||
Sommaire |
Biodiversité Coordonné par Carine Pionetti A la frontière du vivant et du culturel Que dire, en quelques pages, d'un sujet aussi vaste, aussi diffus, et aussi riche que la diversité du vivant ? Des livres entiers ont été écrits sur la biodiversité, mais nous sommes loin d'en avoir percé tous les secrets. Et pour cause ! D'une part, l'espèce humaine - qui fait elle-même partie de cette biodiversité - n'a qu'une connaissance limitée des espèces qui partagent avec elle la Terre, du fonctionnement des écosystèmes, ou encore de l'étendue de la diversité génétique des plantes et des animaux sauvages ou domestiqués. D'autre part, la gestion de la diversité est en perpétuelle évolution. Chaque minute, de nouveaux espaces forestiers sont déboisés. Chaque jour, une communauté d'Afrique ou d'Asie décide de s'organiser pour préserver ses variétés locales de mil ou de manioc avant qu'elles ne disparaissent. Ici tombe une nouvelle demande de brevet sur un gène tandis qu'ailleurs, la diffusion massive d'organismes génétiquement modifiés influence irréversiblement agrosystèmes et équilibres écologiques. Les négociations internationales, les forum d'experts, les rencontres d'organisations non-gouvernementales se succèdent, aux quatre coins du monde, pour débattre des droits de propriété intellectuelle, du devenir des banques de gènes, du moratoire sur la pêche à la morue, ou encore d'un protocole sur la biosécurité. Et puis, à chaque évocation de la diversité biologique, c'est aussi un peu de la diversité culturelle dont on parle... Ainsi, nous avons pris le parti, dans ce dossier, de mettre en valeur non pas la diversité du vivant dans son sens biologique strict, mais plutôt les acteurs - hommes et femmes - qui sont directement en interaction avec la biodiversité ou qui participent à sa gestion, de par leur activités économiques, leur engagement politique, ou leur réflexion. Ces hommes et femmes qui utilisent, de manière quotidienne, la biodiversité, ce sont en premier lieu les habitants du monde rural. Leurs productions alimentaires proviennent directement de l'utilisation d'espèces et de variétés animales et végétales. Les communautés rurales déploient un éventail impressionnant de connaissances et de savoir-faire concernant aussi bien les propriétés des plantes médicinales, que le comportement des races caprines locales, la préservation du grain ou la gestion d'une forêt de mangrove. Ces savoirs sont, par ailleurs, imbriqués dans le tissu social, économique ou spirituel des communautés. La biodiversité est aujourd'hui incontestablement menacée non seulement par l'intensification des pratiques agricoles, d'élevage ou de pêche, mais aussi par la pollution, par l'introduction d'espèces exotiques, par la désertification. L'expansion des industries forestière, minière et agro-alimentaire est incontestablement responsable de la dégradation d'écosystèmes. Les atteintes aux forêts tropicales se sont multipliées depuis le début du XXème siècle et certains pays d'Afrique (Côte d'Ivoire, Ghana) et d'Asie ont perdu plus de 70% de leur couverture forestière en 20 ans. Les ressources halieutiques sont quant à elles touchées par la pollution marine due aux hydrocarbures, aux eaux usées, ou encore aux rejets industriels. Après avoir longtemps privilégié des approches de conservation ex situ, au moyen de banques de gènes et de parcs nationaux par exemple, l'on se tourne aujourd'hui vers la conservation in situ, dont le but n'est pas de conserver les gènes ou les espèces de manière isolée mais de favoriser les processus qui engendrent la diversité. Dans le cas de l'agriculture, préserver la biodiversité signifie aussi valoriser les pratiques paysannes, promouvoir la consommation des variétés locales, et redynamiser les circuits locaux de distribution de semences. Par ailleurs, les ressources génétiques n'échappent pas au commerce, qui fleurit dans des domaines très divers, donnant lieu à une nouvelle vague de bioprospection. Echangées sous forme de variétés, de bactéries, d'espèces, transformées en médicaments, en produits cosmétiques, en aliments, parfois modifiées dans leur structure génétique, les ressources génétiques sont aussi la matière première pour l'industrie des biotechnologies. Celle-ci ouvre des voies très prometteuses dans la lutte contre la pollution marine, l'épuration des eaux usées, la fabrication de matériaux pour l'industrie, la recherche médicale. C'est pourquoi nombre d'entreprises, et en particulier des firmes multinationales, investissent à l'heure actuelle dans ce secteur. La valorisation économique des ressources vivantes représente indéniablement un moyen de conservation de ces ressources, mais seulement si elle est gérée dans un souci d'équité. Or, l'intensification des échanges commerciaux donne lieu à de nouvelles formes d'exploitation et à de nouveaux risques : la privatisation des ressources génétiques, les risques écologiques liés à la diffusion des organismes génétiquement modifiés, l'emprise de firmes commerciales puissantes sur les semences agricoles, la mise en place d'un appareil juridique de propriété intellectuelle centré sur le modèle du brevet. En effet, si les industriels s'intéressent tant aux ressources génétiques, c'est qu'ils disposent d'un système de protection puissant leur permettant de breveter leurs "inventions" et d'obtenir, ainsi, un droit de commercialisation exclusif sur les produits de leurs recherches. L'Accord sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, conclu au sein de l'Organisation Mondiale du Commerce, régit la propriété intellectuelle au niveau mondial. Chacun des pays membres de l'OMC est tenu d'élaborer une législation qui soit en conformité avec cet accord (dont les termes doivent être revus en 1999). Pour les pays dont les communautés rurales jouent un rôle prépondérant dans la gestion de la biodiversité, le défi réside dans la mise en place d'un régime de droits protégeant non pas seulement les industriels, mais aussi les communautés. La Convention sur la Diversité Biologique - autre élément phare de la législation internationale sur la biodiversité - reconnaît le droit souverain des Etats à gérer leurs ressources biologiques. Elle favorise la rémunération de l'innovation pratiquée par les communautés rurales et indigènes par un système de partage des bénéfices (issus de la commercialisation des ressources génétiques transformées). Certains pays du Sud, comme les Philippines, l'Inde ou l'Ethiopie élaborent en ce moment même des lois intégrant la notion de droits des communautés et visant à mettre un terme à l'appropriation de leurs ressources biologiques et intellectuelles par l'intermédiaire du système des brevets. L'enjeu, finalement, n'est pas uniquement la sauvegarde de la diversité du vivant. Il réside dans la préservation de la relation fragile qui lie les sociétés humaines à leur milieu naturel. Et il réside, aussi, dans le maintien de la diversité des systèmes de pensée, de croyances, de savoirs, de représentations et du droit des peuples à choisir leur mode de vie, à utiliser librement leur ressources, à conserver des pratiques ancestrales tout en adoptant de nouvelles techniques... C.P. |